Eva Illouz, Les Sentiments du capitalisme

traduit de l’anglais par Jean-Pierre Ricard, Paris, Seuil, 2006.

Issu des trois « Conférences Adorno » présentées par Eva Illouz à Francfort en 2004, à l’invitation du philosophe et sociologue Axel Honneth, cet ouvrage examine tour à tour « la genèse d’homo sentimentalis » (chapitre 1), les relations entre « souffrance, champ émotionnel et capitalisme émotionnel » (chapitre 2), et enfin l’importance des réseaux sociaux dans la redéfinition contemporaine de l’amour (« réseaux amoureux », chapitre 3). Il s’agit d’appréhender l’importance croissante accordée aux affects dans le développement du système économique capitaliste. Selon la sociologue, en effet, notre modernité se caractériserait d’abord par son attention aux sentiments, définis comme « un mélange étroit de contenus culturels et de relations sociales » (p. 15), et le capitalisme serait désormais indissociable d’une « culture de l’affectivité » (p. 17). La sociologue propose donc d’appeler « capitalisme émotionnel » cette imbrication des pratiques et des discours émotionnels et économiques, et elle s’attache d’abord à en retracer la genèse, avant d’en explorer les usages sociaux et, pour finir, les conséquences dans les relations intersubjectives.

Développé comme une enquête historique autant que sociologique, le premier chapitre montre l’incidence déterminante des conférences de vulgarisation psychanalytique dispensées par Sigmund Freud en 1909 aux États-Unis : c’est à partir d’elles qu’un « nouvel imaginaire des relations interpersonnelles » (p. 22) se développa dans ce pays, qui conduisit bientôt ses décideurs et ses entrepreneurs à accorder aux psychologues un rôle central autant qu’un « statut d’experts dans à peu près tous les domaines – des questions militaires à l’éducation des enfants en passant par le marketing et la sexualité » (p. 28) – et cela dans une perspective bien précise : améliorer la discipline et la productivité des individus au sein des groupes (sociaux, économiques) auxquels ils participent. Un autre tournant décisif fut ensuite la révolution morale qu’introduisit, dans les théories du management, le sociologue et psychologue australien Elton Mayo en défendant l’idée que la productivité s’améliorait lorsqu’on tenait compte des émotions des travailleurs dans leurs relations professionnelles. C’est ainsi que se développa, dans la sphère économique, un idéal thérapeutique et communicationnel qui consistait à reconnaître et à valoriser des qualités supposément féminines (l’écoute, l’empathie…) pour optimiser le bien-être et partant l’investissement des agents. L’apport fondamental de ce premier chapitre est ainsi de montrer la convergence de trois discours, « le discours thérapeutique, le discours du management, et le discours féministe » (p. 72) dans l’élaboration d’un nouvel modèle psychologique : celui de la communication ou de l’expression libre de ses émotions, au sein de l’entreprise comme de la famille. Cette exigence de reconnaissance (de soi par les autres, des autres par soi) a d’ailleurs fini par envahir toutes les sphères sociales, économiques et politiques.

Le deuxième chapitre s’intéresse alors à l’émergence d’un usage particulier du discours thérapeutique : « le récit de la réalisation de soi » qui, dans le contexte américain, une fois encore, prit le relais de l’idéologie du self-help, née au milieu du XIXe siècle pour valoriser le sens de l’initiative et l’esprit d’entreprise. Eva Illouz y voit une autre forme de révolution morale, centrée sur les sentiments et en particulier celui d’une souffrance ou d’une névrose originelle qu’il s’agirait d’identifier pour pouvoir la dépasser, et parvenir ainsi à l’épanouissement de sa personnalité, ou à la pleine réalisation de son potentiel. À partir d’exemples saisissants, empruntés tant à l’histoire de la psychologie qu’aux succès de certains talk shows aux États-Unis, la sociologue montre pourquoi « la culture thérapeutique privilégie paradoxalement la souffrance et le traumatisme » (p. 100), puis comment, par voie de conséquence, « le récit thérapeutique occupe un espace sensible et disputé » en s’installant « au cœur de ce que beaucoup ont appelé le culte de la victime et la culture de la lamentation » (p. 106). Ses analyses résonnent alors profondément avec celles d’autres sociologues et historiens de la sensibilité, comme Jean-Marc Chaumont (La Concurrence des victimes, 1997) et Jean-Marie Apostolidès (Héroïsme et victimisation, 2003).

Le troisième chapitre explore pour finir, à partir d’analyses filmiques et d’études quantitatives et qualitatives (sur la fréquentation et les usages de sites Internet), la mutation contemporaine des relations amoureuses. Sous couvert de postuler notre originalité, ou de manifester notre singularité, nos présentations publiques de soi participent en réalité d’une standardisation et d’une marchandisation croissante de nos affects qui, loin de nous permettre de nouer de nouvelles relations interpersonnelles, nous séparent de plus en plus de nous-mêmes comme des autres. On pourrait trouver là un autre écho ou une actualisation, à partir de nouveaux supports médiatiques, des réflexions jadis développées par Guy Debord dans ses essais comme dans ses films (Critique de la séparation, 1961 ; La Société du Spectacle, 1967 et 1973). Mais c’est avant tout avec les penseurs allemands de la Théorie critique et de l’École de Francfort que choisit ici de dialoguer Eva Illouz. Ses trois conférences offrent ainsi autant une synthèse des apports de ce courant à la réflexion éthique sur l’esprit du capitalisme, qu’une exposition très claire de ses propres vues.

Anthony Mangeon