James Garvey, Éthique des changements climatiques : le bien et le mal dans un monde qui se réchauffe

Anthropocène Changement climatique Environnement Faire cas / Prendre soin Révolutions morales Robinson (Kim Stanley) Recension

The Ethics of Climate Change : Right and Wrong in a Warming World, Londres, Bloomsbury Publishing, 2008 ; traduit de l'anglais par Sandrine Lamotte, Paris, Éditions Yago, 2010.

« Personne ne va vous cloner dans l’immédiat. Avec un peu de chance, vous ne serez jamais confronté au problème de l’avortement ou de l’euthanasie […]. En revanche, vous n’échapperez pas au changement climatique : c’est un problème moral qui se pose à nous tous, ici et maintenant. Vous devez prendre des mesures concernant votre mode de vie et faire des choix qui affecteront votre existence de tous les jours. » (p. 14). Ainsi le lecteur se trouve-t-il, dès l’introduction, placé au pied du mur : quoiqu’il en ait, il n’échappera pas au changement climatique. Présenté comme un « prélude scientifique » (p. 17), le premier chapitre s’emploie à dresser un état des lieux et à dissiper quelques-unes des illusions rassurantes derrière lesquels il aurait pu avoir la tentation de s’abriter. Synthétisant les études disponibles, J. Garvey démontre que le réchauffement climatique dû à l’activité humaine n’est ni un phénomène lointain ni une réalité douteuse : au moment où il écrivait (soit il y a plus de dix ans), c’était une évolution bien entamée autour de laquelle s’était établi un indéniable consensus scientifique. Battant en brèche les arguments climatosceptiques, il affirme qu’ « il n'y a aucun débat parmi les scientifiques, que ce soit sur le fait même du changement climatique ou sur l’influence de l’homme sur ce changement » (p. 27) et il rappelle que le deuxième rapport du GIEC, paru en 1995, annonçait déjà que « le bilan des informations disponibles a clairement montré l’influence de l’homme sur le climat », ce que confirmèrent fermement ses publications suivantes. James Garvey ajoute que le processus de réchauffement se poursuivra encore quelques temps, quoique nous fassions, et en esquisse les conséquences dramatiques : hausse des températures moyennes de surface de 1,1 à 6,4° au cours du XXIe siècle (ce qui constituerait une augmentation sans précédent depuis 10 000 ans), recul des glaciers, anéantissement de 15 à 37% des espèces animales à l’horizon 2050 (ce qui amènerait l’homme à vivre, dans les termes du biologiste E.O. Wilson, « l’âge de la solitude »), élévation du niveau des mers conduisant à de gigantesques vagues migratoires, etc..

S’il trouve son point de départ dans la science et dans les preuves irréfutables qu’elle apporte en la matière, le présent essai postule aussi son insuffisance : « la science nous permet de saisir des faits, mais il nous faut aller plus loin si nous voulons agir sur la base de ces faits. Ce dont nous avons besoin, ce sont des valeurs », annonce l’auteur, secrétaire au Royal Institute of Philosophy, dès l’introduction (p. 10). En d’autres termes, la réaction au réchauffement planétaire suppose une révolution morale, comprise comme une transformation radicale de notre sensibilité pour l’adapter aux questions nouvelles posées par le changement climatique. Les analyses de l’auteur prolongent ici l’intuition initiale de Richard Routley, qui préconisait dès 1973 l’invention d’une éthique environnementale remettant en cause les fondements classiques de la morale déontologiste et utilitariste (« Is There a Need for a New, Environmental Ethic ? »).

Nous aurons peut-être besoin de réinventer le cercle de la moralité, en y incluant beaucoup plus d’êtres vivants ; nous pourrions être amenés à repenser l’éthique ainsi que l’appréciation de nos valeurs. Ou alors il suffira peut-être juste de modifier nos valeurs actuelles, ou de les envisager sous un jour différent. (p. 93)

Le troisième chapitre examine à ce titre les inflexions que le réchauffement climatique peut faire subir au principe de responsabilité, en détachant notamment la responsabilité morale de la responsabilité causale. Reprenant les analyses de Stephen Gardiner, l’auteur identifie trois aspects du changement climatique qui complexifient le recours à la notion de responsabilité morale : l’aspect global des phénomènes, l’aspect intergénérationnel (en vertu duquel mes agissements et ceux de mes contemporains auront encore des conséquences dans des centaines et même des milliers d’années), et un défaut de compétence théorique qui tiendrait à notre faible capacité d’abstraction, laquelle nous empêcherait d’imaginer le rapport entre quelques gestes anodins (monter dans sa voiture, utiliser son toaster, regarder des vidéos en ligne) et des catastrophes climatiques survenues à l’autre bout du monde. Garvey conclut alors avec Gardiner :

Il est possible que notre carence intellectuelle découle d’une carence morale, une sorte de déni qui fait que nous nous focalisons sur une partie du problème en ignorant le reste. La complexité peut être une excuse – une excuse problématique – pour ne rien faire du tout. (p. 102).

L’ouvrage s’emploie dès lors à écarter la tentation de l’inaction (chapitre 4), en récusant les arguments de l’incertitude, de la confiance immodérée en une technologie salvatrice (par exemple la géo-ingénierie et la terraformation), et de la démesure des coûts engagés. C’est l’occasion pour l’auteur de rappeler que l’action pour le climat, pour être efficace, devra passer par une remise en cause radicale de notre modèle économique, et par une réforme consécutive de notre système de valeurs : « donner la priorité à l’aspect financier et dire qu’il influence les décisions relatives à nos valeurs, ce serait prendre les choses complètement à l’envers » (p. 167).

Une fois écartées les tentations du déni et de l’aboulie, l’essai de Garvey propose des pistes d’action à l’échelle collective (nationale et internationale) et individuelle. Sur le premier plan, il déplore l’insuffisance patente des obligations légales existantes, et notamment des engagements pris dans le protocole de Kyoto (1997), dans lequel il voit une illustration exemplaire du fameux « dilemme du prisonnier » : selon lui, l’objectif fixé (réduction des émissions d’au moins 5% par rapport au niveau de 1990 pour les pays signataires) est ridiculement bas par rapport aux préconisations des scientifiques, qui recommandent une réduction de 60 à 80% des émissions d’ici le milieu du siècle, et par conséquent dépouillé de toute légitimité scientifique ou morale (p. 203). S’appuyant sur les travaux de plusieurs penseurs (notamment Peter Singer, Henri Shue, Joel Feinberg, Stephen Gardiner, Elisabeth Desombre), l’auteur définit quatre critères qui permettraient de garantir l’adéquation morale des propositions d’action applicables au changement climatique : dans l’idéal, il faudrait selon lui prendre en compte à la fois les responsabilités historiques (c’est-à-dire de la « dette » des pays développés, qui seraient responsables depuis 1850 d’un total de 76% des émissions de gaz carbonique), les possibilités actuelles (c’est-à-dire les capacités d’action inégales des pays riches et des pays pauvres) et le principe de durabilité (autrement dit les droits des générations futures), tout en veillant à garantir l’équité des procédures. Le strict respect de ces quatre critères conduit cependant à faire peser l’essentiel de l’effort de réduction des émissions sur les pays développés (en application des critères 1 et 2), ce qui risque de compromettre fortement l’acceptabilité de cette proposition : dans ces conditions, J. Garvey avance que le principe de durabilité doit prendre le dessus sur le principe de responsabilité historique, et qu’il est par conséquent éthiquement recevable de proposer une solution moins équitable, mais plus susceptible de recevoir l’aval des pays riches (par exemple, la solution de Martino Traxler qui consisterait à égaliser les coûts d’opportunité de la réduction des émissions).

L’ouvrage s’achève par une analyse de la responsabilité individuelle de chaque citoyen, que Garvey se garde bien de minorer. Pour l’auteur, la différence entre la responsabilité de l’individu et celle des États et autres grands consortiums ne serait en effet pas d’ordre qualitatif, mais d’ordre strictement quantitatif : « Je crains que l’ampleur du mal soit la seule différence pertinente. Un lac rempli d’eau et une tasse pleine sont tous deux remplis de la même substance. Mon propre manquement et celui des États-Unis sont de la même nature ; ils diffèrent seulement par leur envergure » (p. 254). Après avoir rappelé succinctement les conclusions des études menées sur le déni climatique (notamment par S. Stoll-Kleeman, Tim O’Riordan et Carlo Jaeger, ou dans l’ouvrage de Mark Lynas, Six Degrees : Our Future on a Hotter Planet, 2007), James Garvey pose un impératif de cohérence : qui s’indigne de l’attitude irresponsable de tel État pollueur ou de telle entreprise climatiquement criminelle doit altérer son propre comportement. Il invite dès lors le lecteur à adopter la maxime de Thoreau et à « vivre délibérément », c’est-à-dire à « réfléchir à la qualité morale de nos vies telles qu’elles sont » (p. 242), en admettant que « nos vies prises dans leur ensemble ont véritablement un impact sur le monde, même s’il est difficile à déceler nettement au quotidien » (p. 248). Tout en posant la nécessité de la réforme individuelle (« la seule possibilité que vous ayez de faire une différence morale réside dans les choix individuels que vous faites », p. 247), l’auteur concède qu’une telle démarche peut être génératrice de frustrations et même d’un certain découragement si elle demeure isolée : sa conclusion est donc qu’on « peut aussi espérer ne pas changer seulement de mode de vie, mais de société », et que cette aspiration, éthiquement étayée, pourrait aller jusqu’à justifier une action radicale et un recours à la désobéissance civile. Peut-on cependant fonder ses espoirs sur un mouvement citoyen qui revendiquerait, non l’acquisition de droits supplémentaires, mais l’imposition de l’austérité ? Peut-on croire en « une campagne menée par nous, mais contre nous » (p. 250) ? L’hypothèse demeure bien incertaine et il semble à ce stade que seule la fiction puisse nous aider à la penser : ainsi Le Ministère du futur (2023) de l’écrivain américain de science-fiction Kim Stanley Robinson imagine-t-il une instance internationale chargée de représenter les intérêts des générations à venir, et confrontée au problème éthique d’un recours au terrorisme ciblé ; quant à Chloé Chevalier, elle décrit, dans le collectif Nos futurs, un référendum européen qui conduit à prendre acte de « la nominalisation des points carbone » et de leur « incessibilité absolue », coupant ainsi court à un fructueux marché des droits à polluer.

Ça chauffe. Pire qu’après la privatisation des derniers hôpitaux, pire qu’après l’Âge-Pivot-Retraite à soixante-treize ans ou le lycée payant, ou dans tous les souvenirs que je conserve de la fin de mon adolescence et des premières années de ma vie d’adulte, pendant le grand feu d’artifice – bouquet final – d’un système à l’agonie. Rares, bien rares, sont les fois où je souhaite voir les mouvements sociaux ne pas aboutir, mais celle-ci en fait partie. Malgré ma situation, même si je suis coincée là à cause de ces mesures. « Bien sûr que ça fait mal au fion, camarades, ai-je envie de leur crier. Mais à qui le plus fort, à votre avis ? Ça va rendre la vie plus compliquée, c’est certain… mais pas qu’à nous. Pour une fois, pour une fois, le Demi-Pourcent payera sa part ». (Nos futurs, 2021, p. 356-357)

Ainsi révolution morale et révolution politique vont-elles main dans la main : dans cette nouvelle donne, qui permet de passer du sinistre No Future à l’utopique Nos futurs, les camarades ont bel et bien changé de camp.

Ninon Chavoz - Configurations littéraires