Yves Trotignon, Politique du secret : regards sur Le Bureau des Légendes

Paris : Presses Universitaires de France, 2018

Dû à la plume aussi alerte qu’informée d’un ancien cadre de la DGSE, désormais consultant dans un cabinet d’intelligence stratégique, ce nouvel opus de la « série des séries » abritée par les PUF met à l’honneur une production française (l’historien Jean-Yves Le Naour avait déjà ouvert, en 2013, « la boîte à histoires » de Plus belle la vie). On ne présente plus Le Bureau des Légendes, l’insaisissable Malotru, la belle Nadia El Mansour pour laquelle il compromet sa « couverture », soigneusement ourlée par les bons soins de Marie-Jeanne, l’intrigante Phénomène et ses mésaventures en Iran, le malheureux Raymond Sistéron, amputé de la jambe par des djihadistes, ou Henri Duflot et ses inénarrables cravates : consacrée à une petite entité autonome de la DGSE, chargée de la supervision des clandestins infiltrés sur le terrain, la série (riche aujourd’hui de cinq saisons) a connu un vif succès, qui illustre selon l’auteur « l’intérêt croissant du public pour le monde du renseignement », dans un contexte d’angoisse sécuritaire, et « son appétit pour des fictions exigeantes ». Relever un tel défi n’avait pourtant rien d’aisé : entre le modèle américain de James Bond, l’indépassable référence que constituent les romans de John Le Carré, et les parodies cinématographiques françaises (du Grand Blond avec la chaussure noire à OSS 117 en passant par L’Opération Corned Beef), la voie était étroite et sinueuse. Le cinéaste Éric Rochant s’était d’ailleurs par deux fois heurté à un accueil mitigé lorsqu’il avait tenté d’aborder le monde du renseignement sur grand écran (Les Patriotes en 1994 et Möbius en 2013) : il faut croire que la forme sérielle qu’il adopte à partir de 2015 convenait mieux au sujet.

Fondé sur une excellente connaissance des services concernés, l’essai d’Yves Trotignon souligne avec force le réalisme de la série, et ses liens étroits avec les services représentés : ainsi révèle-t-il que les premiers épisodes de chaque saison sont projetés dans l’amphithéâtre de la DGSE, en présence d’un public tiré au sort. Certains, dans la presse, sont allés jusqu’à évoquer une « œuvre de commande » qui participe indirectement à un effort de recrutement (Philippe Guedj dans Vanity Fair en 2015, François Clemenceau dans Le Journal du dimanche en 2017). Paradoxalement, le monde du secret (« L’ombre est notre domaine. Notre amie. Dans la victoire comme dans la défaite », affirme le directeur adjoint lors de l’hommage rendu à Henri Duflot) se rend ainsi public, à défaut de se faire transparent. Cette publicité se traduit par une évacuation frappante des questions éthiques qui ne manquent pas de surgir des situations dans lesquelles se trouvent placés les agents : « on n’y entend aucune réflexion morale ou éthique ». Mieux encore, « une grande partie de l’attrait que chacun ressent pour les services secrets provient également de leurs capacités, supposées ou réelles, à violer les règles communes pour le bien commun », sans qu’il soit même besoin de déployer un raisonnement justifiant cette action. Dès lors, « le spectateur assiste à des opérations commises en son nom, pour sa défense, et dont il pense avec un frisson qu’elles sont crédibles, et même réalistes », mais aussi nécessaires et indiscutables : de la « légende », le bureau n’a donc que le nom, puisant son inspiration dans un monde réel qu’il infléchit ensuite en retour. C’est assurément dans cette porosité entre réalité et fiction que réside une partie de son pouvoir de fascination.

Ninon Chavoz
Maître de conférence Université de Strasbourg, coordinatrice du DU Lethica