Sophie Rabau, Carmen, pour changer. Variations sur une nouvelle de Prosper Mérimée

Toulouse, Anarchasis, coll. « Essais », 2018.

Partisane d’une critique interventionniste ou créative, Sophie Rabau imagine, en théoricienne de la littérature, une autre fin possible à la célèbre nouvelle de Mérimée. La méthode suivie se distingue tout d’abord par sa forme et son style, qui transforment l’exercice herméneutique en fiction souvent joyeuse. Il s’agit en effet de faire de Carmen « une histoire comique, hilarante même » (p. 17), en dépit du tragique fait divers qui en constitue le noyau narratif. En dépit ? En raison de, plus exactement, comme permet de le comprendre l’évocation, en prologue et en épilogue, de la mort de Marie Trintignant, cette autre Carmen à laquelle Sophie Rabau entend rendre sa pluralité, tout en conservant au récit sa fonction exemplaire.

« [U]n homme a tué une femme par un mouvement de rage et de jalousie » (p. 9) : tel est en effet le point de départ de cet essai-roman, que prolongera L’Art d’assaisonner les textes (2020) en formalisant une « théorie et pratique » déjà en germe dans ce Carmen : celles de « l’interpolation », définie comme un processus inhérent à l’acte de lecture, consistant à intervenir dans le texte d’un autre en y insérant son propre « texte ». Les huit variations proposées par Sophie Rabau suivent ce programme, mais la portée politique de la démarche interventionniste se double ici d’une évidente fonction cathartique, qui teinte de mélancolie le « rire » brandi comme une arme pour que « cela se passe autrement » (p. 202) : si, en donnant le pouvoir au(x) lecteur(s) de « changer » Carmen, Sophie Rabau vise bien à faire de la littérature un lieu démocratique, la théorie semble malgré tout achopper au réel qu’il entend conjurer, mais qui encadre, formellement (le prologue et l’épilogue), les « variations » présentées comme une alternative ayant valeur d’exorcisme.

Carmen, pour changer, n’en demeure pas moins un appel à l’action, où l’expérience de pensée est créatrice de mondes possibles. Ces derniers naissent de l’analyse de textes et de lectures qui attirent l’attention sur des fils narratifs insoupçonnés, que la critique interventionniste déploie avec gourmandise. Les huit variations proposées varient en effet également les techniques et les herméneutiques, pour détourner un scénario présenté comme inévitable (le féminicide) et opérer une mutation générique salvatrice (transformer la tragédie en farce, puisqu’« on appel[le] “tragédies” les histoires dont on ne v[eut] pas qu’on puisse les raconter autrement », p. 9). La « variation » peut ainsi reposer sur une analyse précise du point de vue du personnage (Don José, Carmen), de ses interprètes (cantatrice comme Teresa Berganza, professeur émérite devenu romancier comme Roman Gubern, « clowns » comme Charlie Chaplin et Spike Jones), ou de la poétique de l’auteur, en lisant Carmen à la lumière du théâtre de Clara Gazul (aka Mérimée), de Colomba et de La Vénus d’Ille (présenté comme une variation vengeresse). L’érudition, l’intertextualité, l’étude de la réception ou des phénomènes de réécriture sont alors mis au service de ce que Sophie Rabau nommera ensuite (2020) une lirécriture, soit une critique assumant la part de création inhérente à toute activité herméneutique. Cette dernière culmine dans la septième variation (« SCarmen. Selon moi »), sorte de rêverie opératique personnelle, qui est aussi un exercice d’autocritique : en voulant redonner la parole à Carmen et en refusant de « choisir une variante qui l’enferme » (p. 188), Sophie Rabau se rend compte qu’elle fait de l’héroïne de Mérimée, au même titre que les autres interprètes-variateurs, « l’allégorie de [s]a lecture » (p. 189). Ce constat des limites de l’agentivité d’un personnage est cependant davantage un pied de nez qu’un échec, dans la mesure où la méthode – expérimentale – élaborée par Sophie Rabau n’a jamais eu pour finalité de confondre la fiction et le réel, mais d’émanciper le sujet lecteur en réintroduisant de la pluralité et du jeu dans un scénario présenté comme cadenassé.

On pourra donc reprocher à l’expérience de demeurer déconnectée du réel, en n’étant, précisément, qu’une expérience de lecture. De ne sauver qu’un personnage, par un exercice intellectuel dont l’efficacité pratique reste à démontrer. Mais on peut aussi voir dans cette méthode une tentative de déplacement de l’exemplarité de la fiction, qui ne reposerait plus sur la « leçon » à tirer d’un récit arrêté par l’auteur, mais sur une pratique active de lecture introduisant du jeu dans des destinées figées. « [C]omment faire varier un récit dont tout le monde admet qu’on ne peut le modifier ? » (p. 43) : ce programme ambitionne évidemment d’avoir des retombées pratiques, de même que l’utopie acquiert un sens en regard du monde effectif. La « variatrice » qu’est Sophie Rabau mise en réalité sur une forme d’empowerment du sujet lecteur, que sa pratique de la fiction pourra armer face au réel. Sans être encore assimilée à un exercice de self-defense, la variation pratiquée dans ce Carmen est donc déjà une technique de combat, contre l’emprise d’un texte ayant perdu le statut d’intouchable.

Bertrand Marquer - Configurations littéraires