L’actualité des thématiques de l’emprise, du consentement, du viol et de l’abus (de pouvoir, de conscience, de confiance, psychologique ou spirituel, pour reprendre la typologie proposée ici par Gilles Berceville, p. 130) n’est malheureusement plus à démontrer. Elle se manifeste autant dans le domaine du droit (songeons en France à la réforme légale induite par la loi Billon du 21 avril 2021, mais aussi, à l’échelle internationale, à la Convention de Lanzarote entrée en vigueur en juillet 2010), que dans les sphères médiatiques et culturelles (citons entre autres Le Consentement de Vanessa Springora paru en 2020, et La Familia Grande de Camille Kouchner, paru en 2021). Reprenant une argumentation qu’on pourrait rapprocher de celle de Jean-Marie Apostolidès dans Héroïsme et victimisation, Jean-Marc Sauvé, vice-président honoraire du Conseil d’État, évoque ici une véritable « rupture anthropologique », qui aboutirait à la reconnaissance des victimes et à une « attention renouvelée à la dignité de la personne humaine » (p. 297). Tout en se confrontant directement à cette actualité, soulignée par de nombreux contributeurs, le présent volume, issu des Journées internationales d’éthique tenues à Strasbourg le 5 mars 2020 et les 17 et 18 juin 2021, propose une réflexion respectueuse et informée, qui ne cède en aucun cas à la tentation du scoop et du voyeurisme, mais prône au contraire une éthique de l’écoute, comprise au sens fort comme la capacité à « ausculter les personnes et les situations pour dépasser les a priori et les précompréhensions, avant de vouloir juger » (p. 23).
Après avoir signé, en 2019, une imposante somme consacrée aux abus sexuels dans le contexte ecclésial catholique (L’Église catholique face aux abus sexuels sur mineurs, 720 p.), Marie-Jo Thiel revient ici sur le sujet dans un projet collectif ambitieux, dont elle signe la stimulante introduction. Pour la chercheuse, cette nouvelle parution est l’occasion de proposer une nouvelle approche de la problématique des abus sexuels, à la fois fidèle aux thèses fortes développées dans la monographie de 2019 et enrichie par des contributions nouvelles. Si la confrontation de l’Église catholique au scandale des abus sexuels sur mineurs est ainsi placée au cœur de nombreux articles (citons entre autres les articles de Mélina Douchy-Oudot sur le « cadre canonique », ou encore le témoignage livré par Véronique Garnier à propos des abus dont elle a elle-même été victime, ainsi que la contribution de Gerhard Kruip sur le chemin synodal en Allemagne), le sujet est ici observé dans une perspective plus large, à la fois du point de vue thématique et du point de vue disciplinaire.
Sans nier l’existence d’un problème structurel, lié à la hiérarchie de l’Église catholique et à ce que le pape François nomme le « cléricalisme », défini comme une « culture de dysrelations entre clercs et laïcs du fait de l’asymétrie de pouvoir et d’un habitus de supériorité des prêtres sur les laïcs » (p. 360), le présent volume souligne l’ampleur d’un problème qui concerne tous les lieux de la société, des institutions collectives à la sphère privée (par exemple la famille, évoquée notamment par l’article que Frédérique Riedlin sur « la clinique de l’inceste »). Les chiffres rappelés dans les premières pages du volume sont à cet égard tristement éloquents : selon le Conseil de l’Europe, un enfant sur cinq serait victime de violences sexuelles (p. 11). Comme le note Marie-Jo Thiel, « les systèmes d’emprise successifs (avec maltraitances et abus dans l’enfance) ou concomitants se tissent les uns aux autres et s’influencent mutuellement, voire se potentialisent » (p. 363). L’ouvrage permet ainsi de mettre en avant d’autres victimes que les mineurs, notamment les femmes, évoquées dans l’article de Marie-Jo Thiel consacré aux « abus engendrés par certains excès de pouvoir au sein de l’Église catholique ».
L’ouverture est également disciplinaire : il faut ici saluer la cohérence d’un volume qui rassemble théologiens, juristes, spécialistes de l’éthique, psychologues, psychiatres, et leur permet d’entrer en dialogue avec des praticiens non universitaires (avocats, commissaires divisionnaires, inspecteurs d’académie, prêtres et administrateurs) ainsi qu’avec des organisations nationales (comme la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église, présidée par Jean-Marc Sauvé) et locales (comme le Centre de Ressources pour Auteurs de Violences Sexuelles Alsace). Si elle anime la conception même du volume, cette dimension interdisciplinaire se retrouve également au cœur même des contributions qui, pour certaines, démontrent éloquemment la pertinence d’un dialogue entre éthique, littérature et arts : Frédéric Trautmann propose ainsi une étude du phénomène d’emprise spirituelle à partir de l’analyse du film de Sarah Suco, Les Éblouis (2019), tandis que Jean Ehret, directeur de la Luxembourg School of Religion et Society, croise le raisonnement théologique et le détour par les lettres (de Sébastien Roch d’Octave Mirbeau au Consentement de V. Springora), affirmant que « la littérature peut être considérée comme une sorte de laboratoire de ce que cela signifie ou pourrait signifier que d’être humain, confrontant l’auteur comme le lecteur à une infinie série de possibilités et, partant, à deux questions, celle de savoir, d’une part, ce qu’il va faire de son expérience de lecture dans sa vie et, d’autre part, quelle histoire il – lui-même, sa vie – va construire au fil du temps » (p. 351).
Ninon Chavoz
Maître de conférence Université de Strasbourg, coordinatrice du DU Lethica