L’objectivité scientifique possède-t-elle ou devrait-elle posséder une dimension éthique ? Depuis les années 1990, cette question a donné lieu à des débats nombreux et riches, bien que les différentes positions en présence aient parfois eu tendance à se caricaturer entre elles.
La position traditionnelle consiste à séparer l’objectivité de l’éthique, comme en témoignent les métaphores – la froideur, la mise à distance, le désintéressement – utilisées pour décrire l’attitude scientifique idéale. Même si elle est souvent reconduite par simple habitude, cette position a aussi été théorisée de manière plus approfondie sous la forme de la « neutralité axiologique » de Max Weber ou par les opposants aux usages critiques de la science. Dans un dossier de la revue Current Anthropology (1995) sur « l’objectivité et le militantisme », Roy D’Andrade propose par exemple une longue critique de ce qu’il appelle les « modèles mixtes », mêlant science et éthique. L’introduction d’une dimension morale dans la pratique scientifique vient selon lui fausser l’objectivité. Par exemple, l’utilisation d’un terme comme oppression dans un texte scientifique aurait l’inconvénient d’impliquer une condamnation morale auquel le lecteur ne peut se soustraire et qui produit des biais systémiques, comme l’envie de trouver une cause unique au phénomène étudié (afin de pouvoir tenir quelqu’un pour responsable), la simplification du rapport de cause à effet (le bon ne produirait que du bon, le mal que du mal) ou l’effacement des nuances. Cela ne signifie pas les chercheurs et chercheuses devraient se désintéresser de l’éthique ou de la politique, mais qu’ils doivent maintenir séparées ces deux manières de penser. Pour reprendre une analogie déployée par l’auteur, de même que la séparation de l’Église et de l’État n’empêche pas un individu d’être à la fois religieux et enseignant, la séparation de l’objectivité et de l’éthique n’empêche pas un individu d’être scientifique et engagé : seulement, cet engagement ne doit pas intervenir au cours de la production d’un résultat scientifique lui-même mais uniquement dans sa valorisation sociale.
Face à cette position traditionnelle, plusieurs voix ont défendu, au contraire, une alliance entre objectivité et éthique, qui interviendrait à plusieurs niveaux.
À un premier niveau, les travaux en épistémologie historique de Lorraine Daston et de Peter Galison ont montré qu’il était possible de considérer l’objectivité traditionnelle elle-même comme un « projet éthico-épistémique » (2012, p. 144). Comme le reformule Yves Citton dans une recension de leur ouvrage Objectivity, « l’objectivité relève d’une ascèse éthique » (2013, p. 2.). À titre d’exemple, les manuels qui expliquent comment être objectif ne se contentent jamais de donner froidement des conseils méthodologiques mais ils regorgent de jugements moraux, de cris d’indignation, de mises en garde contre des « fautes »… L’objectivité s’apparente à une véritable « vertu épistémique », c’est-à-dire à une forme d’ethos ou de manière d’être que les savants s’efforcent d’acquérir : « on ne maîtrise pas les pratiques scientifiques sans se maîtriser soi-même, sans cultiver assidûment un certain type de soi » (2012, p. 52).
Cependant, la séparation de l’objectivité et de l’éthique soulève aussi des difficultés beaucoup plus concrètes dans le cas des sciences humaines – difficultés que ni l’approche traditionnelle ni l’ouvrage de Lorraine Daston et de Peter Galison (qui n’aborde pas le cas des sciences humaines) ne sont en mesure de résoudre. Dans les sciences sociales, d’innombrables études ont souligné la difficulté d’adopter une attitude « objective » sur un terrain d’enquête sans être confronté à de véritables dilemmes éthiques. Ainsi, rester objectif face à des confidences ayant une forte charge émotionnelle ou les rapporter objectivement après-coup peut revenir à trahir la confiance des enquêtés. L’objectivité transposée dans les sciences sociales semble par ailleurs indissociable d’une objectification des êtres humains étudiés. Trois types de réponses au moins ont été apportés à ces problèmes pratiques. 1) La réponse institutionnelle consiste à superposer à la recherche un cadre administratif chargé de faire respecter des règles déontologiques (comités d’éthique, formulaires de consentement, etc.). Mais cette réponse court paradoxalement le risque de déresponsabiliser les acteurs de la science en externalisant l’éthique. 2) La réponse méthodologique promeut la mise en œuvre de nouvelles pratiques de l’enquête : restitution des résultats de la recherche aux acteurs concernés, réflexivité de l’observateur, etc. 3) Enfin, la réponse épistémologique ne cherche pas à compléter l’objectivité traditionnelle mais à modifier la façon même de concevoir et de pratiquer la science, comme dans « l’épistémologie du lien » de Florence Piron.
À un niveau plus théorique, l’articulation entre l’éthique et l’objectivité a aussi été interrogée par les nouvelles épistémologies : épistémologies féministes et épistémologies du sud, notamment.
Les épistémologies féministes ont produit de très nombreux travaux critiques sur l’objectivité, convergeant sur certains points, divergeant sur d’autres. Même si la plupart de ces critiques tendent à montrer qu’on ne peut séparer la politique, l’éthique et l’épistémologie, elles ont accentué différemment ces trois aspects. La plus célèbre proposition féministe sur l’objectivité est sans doute « l’objectivité forte » de Sandra Harding (2021 [1993]), qui suggère de remédier aux biais structuraux de l’objectivité traditionnelle par un élargissement de la méthode scientifique au contexte de découverte et plus seulement au contexte de justification d’un fait. Cependant, la portée éthique de ces critiques est davantage mise en avant dans l’idée (voisine mais distincte) des « savoirs situés » de Donna Haraway. Alors que l’objectivité traditionnelle présente « un savoir non localisable et donc irresponsable », Donna Haraway explique que les « savoirs situés » sont « plus une question d’éthique et de politique que d’épistémologie » (2007 [1988], p. 119). À la place du sujet transparent de l’objectivité traditionnelle, qui se présente comme une pure vision mais qui coïncide en fait avec les catégories non marquées (homme, blanc, occidental…), Donna Haraway en appelle à une vision encorporée, capable de reconnaître sa propre histoire, sa propre complexité et donc d’assumer la responsabilité du type de connaissance qu’elle produit. L’éthique se trouve alors réinscrite au cœur même de la pratique scientifique sous la forme d’un point de vue incarné depuis lequel on appréhende le monde.
Les épistémologies du Sud, enfin, ont elle aussi cherché à renouer la science et l’éthique en critiquant l’idée qu’on ne pourrait faire de la science que sur ce qui existe (les objets). Dans son livre Les épistémologies du Sud, Boaventura de Sousa Santos explique qu’il serait tout aussi nécessaire de s’interroger sur ce qui n’existe pas dans la science (puisque « ce qui n’existe pas est en fait activement produit comme non existant » 2016, p. 250) ou sur ce qui est en train de venir à l’existence (en accompagnant, par la science, des potentialités du présent). Ces sociologies de l’ignorance et des émergences mettent en œuvre une vigilance éthique constante à ce qui est en train d’advenir et supposent donc une intégration du care dans la pratique scientifique (id., p. 271).
Lucien Derainne – Configurations littéraires
Bibliographie :
- Yves Citton, « Le retour de l’objectivité ? », Revue des livres, n°9, janvier 2013, p. 4-9.
- Roy D’Andrade, « Moral Models in Anthropology », Current Anthropology, vol. 36, n°3, juin 1995.
- Lorraine Daston, Peter Galison, Objectivité, Sophie Renaut, Hélène Quiniou (trad.), Paris, Les presses du réel, 2012 [2007].
- Donna Haraway, « Savoirs situés : la question de la science dans le féminisme et le privilège de la perspective partielle » [1988], dans Laurence Allard, Delphine Gardey, Nathalie Magnan (éd.), Manifeste cyborg et autres essais, Paris, exils éditeurs, 2007, p. 107-143.
- Sandra Harding, « Repenser l’épistémologie du positionnement : qu’est-ce que "l’objectivité forte" ? » [1993] dans Manon Garcia (éd.), Philosophie féministe. Patriarcat, savoirs, justice, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 2021, p. 129-187.
- Florence Piron, « Responsabilité pour autrui et savoir scientifique », Éthique de la recherche, vol. 2, n°2, 2000, p. 115-123.
- Boaventura de Sousa Santos, Épistémologies du sud. Mouvements citoyens et polémiques sur la science, Aline Chabot, Jean-Louis Laville (trad.), Desclée de Brouwer, 2016.