L’« épistémologie du lien » est une proposition théorique élaborée par Florence Piron (1966-2021), professeure d’éthique à l’Université Laval. Si l’on ne peut que trop recommander la lecture des textes originaux que l’autrice a consacrés à cette question – textes dont le style est parfaitement en cohérence avec les thèses qu’ils défendent – cette notice vise surtout à offrir un premier aperçu de ces idées, en soulignant leur importance pour qui veut réfléchir aux questions de « transparence et secret » et du « faire cas / prendre soin » dans la recherche scientifique.
Définissant l’éthique comme « l’art réflexif, critique, relationnel, ancré et contextuel de l’interprétation des valeurs qui sous-tendent nos actions, individuelles et collectives, et nos institutions, en leur donnant du sens » (2019, p. 135-136), Florence Piron plaide pour remettre le « souci de l’autre » au centre des préoccupations collectives de notre société. Même si ce vocabulaire peut paraître « tout juste bon pour le monde vaporeux des contes de fées et des "bisounours" » (ibid., p. 139), Florence Piron montre, en suivant Zygmunt Bauman (Postmodern Ethics, 1993) et Emmanuel Lévinas (Éthique et infini, 1982), que ce lien à autrui est nécessaire pour réhumaniser le monde. Cette position philosophique l’amène à défendre ce que Max Weber appelle une « éthique de la responsabilité », consistant à se soucier de la conséquence de ses actes, par opposition à une « éthique de la conviction », qui se fixe comme critère le respect du code ou de la règle. L’éthique ne doit pas être l’affaire de « comités » ou être monopolisée par une « expertise éthique » mais devrait être une compétence exercée par chacun.
La grande difficulté est alors de savoir comment articuler cet engagement en faveur d’une éthique de la responsabilité et du souci d’autrui avec un travail scientifique. La science, en effet, reste tributaire d’un « positivisme institutionnel » qui, sous couvert d’objectivité, contribue en fait à légitimer une forme d’amoralité, en la parant de tout le prestige de la science. Ce cadre normatif est à l’origine de dissonances cognitives que Florence Piron illustre par l’exemple de jeunes chercheurs et chercheuses, tiraillées entre leur envie de s’engager et l’injonction à rester neutres. Dans son article de 1996, la chercheuse dresse ainsi trois portraits de chercheurs, comme autant d’idéaux-types :
- Le « chercheur classique » se veut objectif et produit un savoir anonyme. Néanmoins cette posture est insuffisante, d’une part parce que l’histoire des sciences et la sociologie des sciences ont démontré que cette neutralité était un mythe, d’autre part parce qu’elle contribue à déresponsabiliser la science en l’exemptant de tous ses effets sociaux. « C’est pour cela que ses fabricants doivent être visibles et avoir un nom, de sorte que le savoir scientifique ne devienne pas anonyme et que les responsabilités ne soient pas flottantes. » (1996, p. 136).
- Le « chercheur coupable » a pris conscience de ses déterminismes et a fait le choix d’un savoir situé. Il déconstruit son texte et sa posture grâce à la réflexivité. Cependant, cette posture ne débouche pas nécessairement sur un engagement éthique car on peut considérer qu’on n’est pas responsable de ses déterminismes.
- Contre « l’observateur à distance » et l’« acteur submergé par son histoire », Florence Piron cherche donc à défendre la figure du « chercheur solidaire ». Celui-ci se présente comme un « sujet dialogique », conscient de son inscription dans une histoire mais tentant de dépasser ses déterminismes par le travail de la pensée (1996, p. 143). Concevant la vérité comme un « effort collectif pour stabiliser temporairement des interprétations de phénomènes qui donnent sens à l’expérience ou ouvrent sur de nouvelles formes de vie, individuelle, collective ou planétaire » (2019, p. 159), le chercheur solidaire tente de « penser et créer des savoirs avec l’éthique » (2019, p. 154). Tout en reconnaissant qu’il lui est impossible de contrôler totalement les conséquences de ses écrits et de ses actions, il admet la nécessité de s’en soucier.
Cette réflexion se traduit très concrètement au niveau de l’écriture scientifique. Le « positivisme institutionnel » s’accompagne d’une stylistique de l’effacement : exclusion du je, relégation des remerciements et de l’origine du financement dans des paratextes, utilisation du présent plutôt que du conditionnel, emploi d’objets abstraits comme sujets de phrase, préférence pour les lois générales plutôt que pour les études de cas… Le chercheur coupable, lui, cherche à déconstruire son texte en modifiant son style et en introduisant une part de réflexivité. Cependant, il faut bien voir que le pouvoir d’un texte scientifique résulte avant tout de son statut social (de « texte scientifique ») si bien qu’un changement de forme ne suffit pas à résoudre ces problèmes (1996, p. 138). S’inspirant du travail de Martha Nussbaum sur la dimension éthique de l’écriture littéraire, Florence Piron défend alors une écriture elle-même responsable, qui s’interroge sur ses effets et sur les visions du monde qu’elle contribue à renforcer. En se réclamant de l’« écologie des savoirs » de Boaventura de Sousa Santos (Épistémologies du sud, 2016) qui propose de penser une solidarité entre les différentes formes de savoir, Florence Piron écrit par exemple : « j’ai appris que la séparation entre l’écriture scientifique et l’écriture littéraire était un artifice qui pouvait être dépassé par une écriture porteuse de savoirs diversifiés entre références mythiques, littéraires, épistémologiques et paroles de femme. » (2017, p. 49). Dans cette écriture, excellemment illustrée par l’article « Méditation haïtienne », la chercheuse ne se contente pas de faire état, de manière réflexive, de ses « coordonnées » biographiques (femme, blanche, du Nord, etc.) mais elle utilise le style pour rendre compte de toute la richesse émotionnelle, éthique et esthétique de sa recherche.
Cette réflexion sur l’écriture scientifique se double, dans ses derniers travaux, d’une réflexion sur les modes de publication et en particulier de l’importance de la science ouverte pour garantir une « justice épistémique » entre le Nord et le Sud. Cet engagement s’est traduit dans le Projet SOHA, de « Science Ouverte en Haïti et en Afrique francophone » et par la mise en libre accès de plusieurs de ses ouvrages sur le site « Science et bien commun ».
Proposition épistémologique remarquable autant par sa richesse que par sa cohérence interne, l’épistémologie du lien renouvelle donc notre manière de penser l’intégration de l’éthique à la science.
Lucien Derainne – Configurations littéraires
Bibliographie
- Florence Piron, « Méditation haïtienne. Répondre à la violence séparatrice de l’épistémologie positiviste par l’épistémologie du lien », Sociologie et sociétés, vol. XLIX, n°1, 2017, p. 33-60. [en ligne]
- Florence Piron, « Écriture et responsabilité. Trois figures de l’anthropologue », Savoirs et gouvernementalité, vol. 20, n°1, 1996, p. 125-148 [en ligne]
- Florence Piron, « L’amoralité du positivisme institutionnel. L’épistémologie du lien comme résistance », dans Laurence Brière, Mélissa Lieutenant-Gosselin, Florence Piron (dir.), Et si la recherche scientifique ne pouvait pas être neutre ? [en libre accès], Québec, Éditions sciences et bien commun, 2019, p. 135-168.
- Florence Piron, « responsabilité pour autrui et savoir scientifique », Éthique de la recherche, vol. 2, n°2, 2000, [en ligne]