Dès les premières pages de l’introduction, Marc-Alain Ouaknin prévient qu’on cherchera en vain le terme de bibliothérapie dans les dictionnaires de langue française : docteur en philosophie et rabbin, aujourd’hui professeur à l’Université Bar-Ilan de Tel Aviv, il est l’un des premiers à introduire dans le champ francophone une notion attestée d’abord dans le domaine anglo-saxon. Par ses sources et ses méthodes de réflexion, Bibliothérapie hérite de la double formation de son auteur : son ancrage philosophique se situe autant du côté des textes d’Emmanuel Levinas et de Paul Ricœur (notamment les trois tomes de Temps et Récit), que du côté des spécialistes de la culture hébraïque, biblique, talmudique et cabaliste (présents surtout dans la deuxième partie). Quant aux textes littéraires sollicités, ils frappent également par leur variété : reflet des prédilections de l’auteur, ils sont empruntés aussi bien aux Mille et une nuits qu’à Cervantès, Proust, Kafka et Antonin Artaud.
La définition de la bibliothérapie qui découle de ces lectures fait la part belle à la complexité – qu’il s’agisse de celle des textes eux-mêmes ou de la démarche thérapeutique qu’ils doivent inspirer. Prenant appui sur son expérience des maisons d’études talmudiques (bèt-hamidrach), Marc-Alain Ouaknin préconise en effet une « bibliothérapie herméneutique », fondée sur la mise en discussion de textes aux sens fluctuants et multiples. La fréquentation des livres, dans ces conditions, ne se conçoit pas – n’en déplaise à Proust et à son célèbre « Sur la lecture » - comme une activité solitaire, mais toujours comme un dialogue : sur ce point, l’approche philosophico-religieuse rejoint les études citées par Isabelle Blondiaux, qui pointent le besoin d’un thérapeute exerçant « une fonction de triangulation » entre le patient et le texte. Rappelant que les maîtres de la Cabale reconnaissent quatre niveaux de signification (le sens littéral ou pchat, l’allusion ou rémèz, l’interprétation ou drach et le sens secret ou sod), Marc-Alain Ouaknin distingue cette approche des quatre sens de la tradition médiévale, en précisant que dans la conception talmudique « le texte est indéfini, ouvert à des interprétations toujours nouvelles », et non doté d’une signification à décrypter dont les lecteurs professionnels seraient les garants : selon lui, la fonction thérapeutique de ces textes tient dès lors à leur « aspect anti-idéologique », c’est-à-dire à l’impossibilité de leur assigner un sens unique. Une telle remarque ne vaut bien sûr que pour certains textes, où il n’existe pas de possibilité « d’emprise radicale » : « la main ne doit pas refermer sur le livre pour en faire un manuel » – ce qui exclut justement de la bibliothérapie défendue par Ouaknin les manuels de développement personnel contemporains. Rappelant que la maladie se dit en hébreu mahala, la racine mahol signifiant « faire une ronde » ou « tracer un cercle », l’auteur voit le patient comme un sujet qui a perdu « sa flexibilité, sa souplesse » et se trouve « dans la situation d’un prisonnier d’une cage » : la puissance thérapeutique des textes et de leur interprétation dialogique réside alors dans leur capacité à rompre une logique circulaire et à briser la « rigidité d’une conscience enfermée sur elle-même ». Une telle question se pose notamment à propos d’un thème devenu central dans les débats contemporains, celui de l’identité : partant du texte que Sigmund Freud consacre à Moïse (L’Homme Moïse et la religion monothéiste, 1939), Ouaknin nous met en garde contre les risques d’une « identité fixe et définitive ». Rappelant qu’« il n’y a pas d’identité mais seulement des possibilités d’identité », il préconise une « identité dynamique » qui « introduit à l’éthique-morale de l’être infinitif ». La bibliothérapie, dans ces conditions, apparaît comme une pratique exigeante qui permet « une dynamisation et une activation existentielle par la dynamisation et l’activation du langage » ou comme un « lire aux éclats » à la fois ludique et dialogique, qui ouvre « la possibilité de la renaissance perpétuelle de l’être ».
Ninon Chavoz
Maître de conférence Université de Strasbourg, coordinatrice du DU Lethica