Frédérique Leichter-Flack, Le Laboratoire des cas de conscience

Paris : Alma, 2012

Se plaçant dans la continuité des travaux de Martha Nussbaum (Les Émotions démocratiques : comment former le citoyen au xxie siècle, 2010), Frédérique Leichter-Flack défend l’enseignement des humanités, au nom de la capacité de l’imagination narrative à devenir « une école de la réflexion morale » pour les acteurs politiques et sociaux de notre temps. Les fictions sollicitées dans cet essai fondateur sont, pour la plupart, issues des littératures du xixe et du xxe siècle européen (Hugo, Dostoïevski, Kafka, Melville, Gogol, Camus, Primo Levi, Marek Edelman…), mais elles peuvent aussi être ponctuellement empruntées au théâtre antique (Antigone de Sophocle), à l’Ancien et au Nouveau Testament (le jugement de Salomon et le bon Samaritain) ou au cinéma américain (Il faut sauver le soldat Ryan de Steven Spielberg, Démineurs de Kathryn Bigelow). Ces œuvres parfois âgées de plusieurs siècles sont mises en relation les unes avec les autres avant de se trouver raccordées, au fruit d’un « jeu d’allers-retours avec le monde contemporain » (p. 15), à des problématiques éthiques d’une grande actualité, pertinentes à l’échelle nationale aussi bien qu’internationale. Le fameux « jugement de Salomon » permet par exemple d’articuler la réflexion sur la PMA et la GPA, tandis que le Bartleby d’Herman Melville, connu pour son immuable réplique (I would prefer not to), devient la préfiguration des SDF d’aujourd’hui, refusant chaque hiver d’être accueillis dans des abris d’urgence, au risque de mourir de froid. La Colonie pénitentiaire de Kafka sert quant à elle de point de départ heuristique à une réflexion sur le fameux « droit d’ingérence », que les juridictions internationales ont récemment transformé en « responsabilité de protéger ».Frédérique Leichter-Flack relit enfin brillamment La Métamorphose, non plus comme une allégorie politique anticipant le drame de la Shoah, mais comme un texte fondamentalement éthique, qui pose la question des limites de notre solidarité en contexte familial : Gregor Samsa, dans cette perspective, devient le représentant des dépendants, des patients plongés dans le coma, de ceux enfin dont on envisage douloureusement l’euthanasie. 

Les questions contemporaines ainsi traitées sont réparties en trois catégories majeures, qui impliquent toutes une prise de décision éthique : juger (en tenant compte d’éventuelles circonstances atténuantes ou en prenant en considération une responsabilité collective qui n’est pas à proprement parler une culpabilité), choisir (en acceptant par exemple d’infliger un mal pour un bien dans le cas paradigmatique du terroriste soumis à la torture pour protéger la vie de dizaines de civils innocents, ou en se trouvant contraint de décider de la valeur d’une vie par rapport à une autre), intervenir enfin (en prenant le risque de l’ingérence, ou en mesurant au contraire les limites de notre solidarité dans un contexte social et/ou familial plus ou moins étendu). Dans chacune de ces situations de tension éthique, le recours à la fiction ne permet pas de prescrire un comportement ou d’énoncer un jugement tranché (on pourra ainsi rester jusqu’au bout solidaire de Gregor Samsa ou adhérer au contraire aux arguments de sa sœur Greta, qui décide de son élimination) : il conduit en revanche à « prendre en compte des objections inaperçues » et à « ne jamais s’arrêter aux solutions déjà trouvées », pour embrasser la complexité des situations qui demandent intervention, exigent un choix ou engagent une responsabilité (p. 215), en comprenant pleinement tous les enjeux et toutes les raisons d’autrui. Pour Frédérique Leichter-Flack, la fiction apparaît dès lors comme un indispensable complément à l’éthique, au droit ou à la bonne gouvernance des affaires publiques : elle constitue en effet « une formidable réserve de sens que le raisonnement théorique ne peut combler » (p. 15). De ce livre, on sortira donc plus que jamais convaincu de la nécessité de prendre la littérature (et le cinéma) au sérieux : dès lors qu’il s’agit d’aborder des questions éthiques, « le détour par la fiction est, en réalité, un formidable raccourci » (p. 210).

Ninon Chavoz
Maître de conférence Université de Strasbourg, coordinatrice du DU Lethica