Éthologue et primatologue, co-auteur de plusieurs ouvrages consacrés à la relation homme-animal ou aux macaques japonais (Les études animales sont-elles bonnes à penser ? Repenser les sciences, reconfigurer les disciplines avec Aurélie Choné, Isabel Iribarren, Marie Pelé et Catherine Repussard en 2020 ; Saru : singes du Japon avec Marie Pelé et Alexandre Bonnefoy en 2016), Cédric Sueur se livre ici à un exercice apparenté à la recherche-création : ses sujets d’études deviennent en effet les personnages d’un roman qui, s’il se fonde sur des « références scientifiques ou des événements réels » ainsi que l’annonce l’avertissement au lecteur, n’en demeure pas moins avant tout une œuvre de fiction. Et de fait, le chercheur se coule avec une remarquable aisance dans le moule du polar ou du roman noir, auquel il emprunte le motif topique du duo d’enquêteurs dépareillés, devenus ici l’incarnation d’une interculturalité bénéfique : l’inspecteur Kurosuke Ogawa, métisse franco-japonais catholique, trop souvent enclin à recourir aux consolations prodiguées par les alcools forts, fait équipe avec la paisible Miyuki Watanabe, fille d’un moine bouddhiste et autrice de haïkus à ses heures perdues. Le lecteur de polars occidentaux sera peut-être dépaysé par ce récit qui fait la part belle aux traditions nippones et aux realia de la vie japonaise, fréquemment éclairées par des notes de bas de page : il ne sera cependant pas déçu par une enquête qui ne ménage ni les rebondissements, ni les crimes spectaculaires, tous survenus dans le relatif huis clos d’un institut de recherche, où explose une bombe dans les premières pages du roman. Lorsque sera découvert le quatrième cadavre – celui d’une militante antivivisectionniste, trouvée nue dans un enclos réservé aux singes du laboratoire, l’inspecteur Kurosuke osera même un rapprochement avec le film Seven de David Fincher, où un tueur en série immole ses victimes en mettant en scène avec une cruauté raffinée le châtiment des sept péchés capitaux (p. 233). Bien plus que de l’application d’une morale chrétienne, c’est pourtant la mise en œuvre de principes éthiques, et notamment de l’éthique animale, qui occupe au cœur de l’intrigue : à la rétribution sanglante de l’orgueil, de la paresse et de la luxure s’est substituée une interrogation inquiète de la relation interspécielle, rapidement placée au cœur de l’enquête.
Aux militants de la cause animale, rassemblés dans l’association JAVA (Japan Anti-Vivisection Association), récompensée en 2012 par le prix Lush (p. 83) pour ses actions contre l’expérimentation animale, s’opposent les chercheurs de l’institut, pour qui les tests menés sur les macaques sont justifiés par le souci de sauver des vies humaines. « Ils leur injectent des produits, leur ouvrent le crâne, les mettent à mort pour les découper, alors que ces singes partagent quatre-vingt treize pour cent de gènes avec nous ! Vous vous rendez compte ? Quatre-vingt treize pour cent de gènes en commun ! Et le fait que les singes nous ressemblent tant, c’est précisément l’excuse que ces scientifiques trouvent pour faire des recherches sur eux ! » vitupère la présidente de JAVA. Quoique les scientifiques du laboratoire mettent en avant le bénéfice potentiel des traitements élaborés grâce aux singes et dénoncent de leur côté la propagande mensongère des animalistes, dont la « politique de communication » se fonde souvent sur une représentation caricaturale et inexacte de la réalité (p. 217), le secret d’État qui entoure leurs expériences contribue à entretenir un climat de méfiance et de paranoïa : en plaçant les travaux de l’institut sous l’étroite surveillance du Ministère de la Défense, qui freine à plusieurs reprises la progression de l’enquête, Cédric Sueur illustre la complexité de l’équilibre à trouver entre transparence et secret dans les questions de santé publique. L’enquête révèlera ainsi que les macaques de l’institut, en partie recueillis dans les zones irradiées autour de Fukushima (bien plus conséquentes que le périmètre officiellement considéré comme contaminé), servent de cobayes pour élaborer un traitement préventif visant « à supprimer les effets létaux de la radioactivité », dans un contexte marqué par le souvenir de l’accident nucléaire de 2011 et par la menace croissante des missiles nord-coréens (p. 129).
Faire du « programme de thérapie antinucléaire » une « priorité absolue » justifie-t-il pourtant que des expériences soient secrètement menées sur les primates ? À l’inverse, le souci de défendre les animaux légitime-t-il le recours à des actions terroristes qui peuvent conduire à mettre en péril la vie humaine ? Le roman semble se refuser de trancher et préconise, à l’instar du père de Miyuki Watanabe, une approche nuancée, incitant à faire cas des animaux autant que des humains :
Mais la religion bouddhiste n’a pas de dogmes, pas de règles inviolables. Le père de Miyuki lui explique qu’il faut étudier la question au cas par cas. Mettre à mort une dizaine de macaques ou un millier de souris pour prolonger notre existence de cinq ans, ce n’est pas acceptable. Mais sacrifier une dizaine de macaques pour sauver des milliers d’humains peut s’envisager. Le choix ne peut pas être catégorique. Il devrait appartenir aux singes. Mais peuvent-ils décider ? L’homme peut-il décider à leur place ? (p. 300)
Comme Kim Stanley Robinson dans Le Ministère du Futur, Cédric Sueur pose la question de la légitimité de la violence, qu’elle soit exercée à l’encontre des animaux ou des humains : l’une des caractéristiques les plus remarquables de son roman tient à ce titre à l’effacement systématique de la frontière entre les deux espèces. Peinant à résoudre le mystère (que le présent compte-rendu se gardera de déflorer), les deux inspecteurs finissent ainsi par se souvenir que les macaques ont été les « témoins oculaires » des événements et tentent donc – sans grand succès, il est vrai – de les impliquer dans la résolution de l’enquête. Dans la scène finale, ils seront sommés de choisir entre la vie d’un singe et celle d’un humain, selon toute vraisemblance coupable, et peineront à trancher ce « cas de conscience » où s’exprimeront pleinement leurs sensibilités divergentes (voir Frédérique Leichter Flack, Le Laboratoire des cas de conscience, 2012). C’est pourtant surtout le dispositif narratif mis en œuvre par l’auteur qui conduit à l’érosion progressive de la frontière interspécielle. En faisant alterner des chapitres narrés depuis la perspective des humains et des chapitres racontés à hauteur de singe, il n’incite pas seulement le lecteur à tenter de voir le monde à la façon des macaques, dans une approche qu’on pourrait qualifier de zoopoétique (voir Anne Simon, Une bête entre les lignes : essai de zoopoétique, 2021) : il jette aussi des ponts plus ou moins explicites entre le règne animal et celui des humains. Dès les premières pages, la « présentation du groupe des macaques » illustrée de portraits de chacun des membres du clan, précède la liste des personnages humains. Plus loin, le cauchemar qui perturbe le sommeil de l’inspecteur rejoint ainsi celui du macaque Raytoku, inquiet de ne parvenir à trouver sa place dans le clan ; la douleur de la présidente de l’association JAVA, dont la fille est morte après avoir consommé des médicaments aux effets secondaires insoupçonnés, résonne avec celle de la femelle macaque Urara berçant le cadavre de son petit ; la chasse à l’écureuil menée par les singes dans l’enceinte de leur enclos évoque la recherche effrénée des suspects et des pistes susceptibles de clore l’enquête. Glissant du polar noir à l’enquête éthique, le roman de Cédric Sueur ne cesse de transgresser la frontière entre les espèces – que ce soit pour dénoncer la bestialité des hommes (« parmi les êtres qu’il a croisés aujourd’hui, les macaques ne sont pas les plus bestiaux », remarque l’inspecteur p. 96) ou pour souligner l’intelligence ou la sensibilité des macaques : « les deux espèces de primates – macaques et humains – se toisent » (p. 178) et plus que dans tous les interrogatoires de police, c’est dans ce face-à-face que se cristallise le mystère du roman.
Ninon Chavoz - Configurations littéraires