Qui ne s’est jamais ausculté fiévreusement, craignant une incontrôlable montée de bovarysme ? On connaît moins les risques du « monte-cristisme », dont Caroline Julliot emprunte le diagnostic à Jacques-Henri Bornecque, tout en refusant de le suivre dans la répartition genrée de ces deux maladies littéraires, qui frapperaient sélectivement les jeunes femmes énamourées pour l’une, et les jeunes hommes en pleine révolte adolescente pour l’autre : « Qui n’a rêvé, non seulement d’être dispensé des servitudes du quotidien, mais surtout d’être soustrait aux lois de la pesanteur sociale et morale ? Qui, dans le secret, n’a rêvé un jour gratuitement d’être le Dieu moderne ? » interroge l’éditeur du Comte de Monte-Cristo, accueilli dans le saint des saints académiques des « classiques jaunes » (2022) ? Tout en prenant au sérieux les crises de « monte-cristisme » auxquelles s’expose tout lecteur (mais aussi toute lectrice !) des œuvres de Dumas, Caroline Julliot propose dans cet essai de remettre en question l’assimilation récurrente du comte à un être supérieur que ses capacités hors norme placeraient au-dessus du commun des mortels : comblant un vide de la fiction, elle se risque en effet à orchestrer le procès de Monte-Cristo, ou plutôt, faudrait-il écrire, les procès, car l’examen porte autant sur la légitimité des actions du héros que sur les méfaits de ses ennemis et sur les recours légaux dont il aurait pu (ou non) disposer pour obtenir satisfaction. En plaçant Monte-Cristo sur le banc des accusés et en donnant à ce brillant essai un titre qu’on croirait volé à la couverture d’un numéro du Nouveau Détective (voir à ce propos Amélie Chabrier et Marie-Ève Thérenty, Détective. Fabrique de crimes ?, 2017), Caroline Julliot contribue à déboulonner la statue du surhomme – ou à proposer un antidote efficace aux accès de « monte-cristisme » invétéré. Le coup de maître de son essai consiste cependant à associer ce geste profanateur à une saisissante remise en question des frontières du canon littéraire, qui aboutit à la légitimation de genres populaires comme le roman-feuilleton, dont les auteurs ont longtemps été rejetés dans les cohortes des gratte-papiers tirant à la ligne, et les lecteurs taxés d’une naïveté absolue ou d’un rapport entièrement consumériste à la fiction littéraire. En identifiant dans le roman de Dumas des « signaux dissonants » qui empêchent d’admettre benoîtement une répartition manichéenne des rôles entre bons et méchants ou de prendre pour argent comptant l’hypothèse d’une « mission divine » guidant la main vengeresse du héros, Caroline Julliot démontre, en enquêtrice implacable, que le roman populaire peut aussi être un roman « problématique », susceptible, selon l’heureuse expression d’Umberto Eco, de « nous mettre en guerre contre nous-même », faute de nous fournir une solution sans ambivalence.
Le lecteur de Pierre Bayard prendra plaisir à retrouver dans cet ouvrage la démarche caractéristique de l’Internationale de la critique policière (Intercripol). La relecture scrupuleuse que propose l’autrice permet ainsi de mettre en évidence les « innombrables récits-morts nés » (p. 240) qui jonchent le roman de Dumas et d’en remettre en cause l’interprétation unanime. Il aura ainsi fallu l’œil aiguisé de Caroline Julliot pour suggérer que l’abbé Faria, modèle de vertu et maître à penser d’Edmond Dantès, pourrait n’avoir été qu’un pauvre fou (inspiré de son homonyme réel, « savant controversé spécialisé dans le magnétisme » et moqué par la plupart de ses contemporains comme un charlatan, p. 205) ; que Monte-Cristo, souvent présenté comme un parangon de liberté, est aussi un esclavagiste sans scrupule, croqué par un auteur dont le grand-père avait connu les fers (p. 249) ; que l’aventure vengeresse relatée dans le roman pourrait enfin n’être que le délire d’un « monomane » (p. 228 et suivantes), d’un haschichin invétéré (p. 225 et suivantes), ou d’un jeune homme mourant sur un récif isolé, les « reins cassés » par une mauvaise chute (p. 221 et suivantes). Disciple de Pierre Bayard, auquel elle fait à plusieurs reprises référence, l’autrice se révèle aussi fille spirituelle d’Italo Calvino, qui consacra une vertigineuse nouvelle au roman de Dumas dans Cosmicomics. Comme l’auteur du Baron Perché, elle excelle à se glisser dans les brèches de la narration, celles où « la lecture, même la plus conciliante, est forcée, pour rétablir un minimum de cohérence au texte, de bricoler » (p. 223) : il est des bricolages plus habiles et plus convaincants que d’autres, et ceux de Caroline Julliot tiennent indéniablement du chef-d’œuvre d’ingéniosité et de créativité critique.
Si son essai s’apparente à la « critique policière », elle en déporte la focale en plaçant au cœur du propos non plus le critique mué en nouvel Hercule Poirot, mais le lecteur – ou plutôt la lectrice, pour parler comme l’autrice qui refuse de « préjuger un lecteur exclusivement masculin » (p. 12) et privilégie donc avec constance la forme féminine – sommée de juger les personnages qu’on fait comparaître devant elle. Dès l’introduction, rédigée en forme d’exorde, Caroline Julliot rappelle que toute fiction érige sa lectrice au rang de « juge suprême », appelée à trancher entre « des individus se réclamant de divers types de légitimité ». Le « procès » mis en scène dans les pages qui suivent ne serait par conséquent qu’une exacerbation des enjeux caractéristiques de toute fiction romanesque, qui somme plus ou moins explicitement ses lecteurs de prendre position : « chaque roman que vous lisez, chaque pièce de théâtre à laquelle vous assistez est, ainsi, comme une répétition de cette place que toute citoyenne peut être amenée à occuper par tirage au sort : statuer sur la culpabilité d’un accusé lors d’un procès d’assises, en étant capable de vous défaire des multiples biais d’appréciation, notamment affectifs, qui peuvent vous assaillir » (p. 12). Dans ces conditions, le roman populaire devient un véritable « laboratoire expérimental de la démarche juridique » (p. 47), doublé d’une agora politique, dans la mesure où il constitue « une référence commune à l’ensemble des citoyens, propice au débat collectif sur les normes et valeurs fondant notre société » (p. 43).
L’un des aspects les plus originaux de l’essai de Caroline Julliot réside à ce titre dans sa dimension pluridisciplinaire, qui la conduit à dialoguer avec des juristes tels que François Ost (voir notamment « Penser par cas : la littérature comme laboratoire expérimental de la démarche juridique », 2014), Jacques Hamelin, auteur de Procès imaginaires (1954) et Maurice Garçon dont les Plaidoyers chimériques (1954) ont exercé sur l’autrice une influence assez grande pour qu’elle fasse de lui l’unique dédicataire de l’ouvrage. En situant sa démarche à la croisée du droit et de la littérature, Caroline Julliot dialogue donc moins avec les penseurs états-uniens du courant Law and Literature (évoqués p. 41 et suivantes) qu’elle ne fait découvrir les textes mal connus de « deux brillants avocats spécialisés dans les affaires littéraires » (p. 35) qui se sont saisis de la question en France dès les années cinquante, bien avant qu’elle n’intéresse la critique américaine à compter des années 1990. Cette approche interdisciplinaire originale a deux atouts majeurs, en plus de l’indéniable plaisir qu’elle procure au lecteur découvrant ces plaidoiries fictives. D’une part, elle permet de stimuler la réflexion sur l’institution juridique et sur ces substituts plus ou moins officiels (comme le « code d’honneur » du duel, évoqué p. 160 et suivantes), à partir de « cas » littéraires exemplaires (Monte Cristo est ainsi présenté, p. 48, comme « un cas permettant de réfléchir, d’un point de vue philosophique, aux lois pénales comme aux lois du récit, ainsi qu’aux limites de tout jugement »). D’autre part, elle induit un questionnement sur ce qu’est la littérature, et, plus particulièrement sur ce que sont les personnages de roman : la lecture du Comte de Monte-Cristo permet ainsi de répondre par la négative aux interrogations de M. Garçon qui se demande si « la notion d’incontestable, si rarement acquise dans un procès criminel » ne se rencontrerait pas plus aisément « à propos de personnages fictifs sur lesquels leur créateur fournit bien plus de renseignements psychologiques qu’un simple témoignage ou un rapport de police » ? (p. 94). Si les personnages rêvent aussi, ainsi que l’écrit Françoise Lavocat dans un essai paru en 2020, leur conscience demeure aussi opaque que la nôtre, d’autant plus qu’aller « jusqu’au bout des conséquences de l’ère du soupçon » implique que « notre jugement ne peut plus accorder d’emblée et sans un examen minutieux un statut d’autorité infaillible à qui que ce soit, pas plus à un héros de roman qu’au narrateur ou à leur auteur » (p. 99).
Placé en position de juge sourcilleux, le lecteur ne peut décidément plus se fier à personne. Loin d’offrir la « consolation » qu’Umberto Eco croyait trouver dispensée dans les récits de super-héros, une telle lecture du roman de Dumas désarçonne et remet en question le confort du lecteur en quête de sensations fortes : « plus on s’identifiera naïvement au héros, plus l’on sera, en réalité, forcé de douter du bien-fondé de son action ; et, si, à titre individuel, l’on pourra être soulagée que le héros puisse in fine se diriger vers le promesse d’un bonheur chèrement acquis, cela ne signifie pas qu’on considèrera toutes ses actions comme légitimes, ni que l’on sortira de sa lecture beaucoup plus confiante en la possibilité d’une justice immanente » (p. 193). Bien plus qu’une bibliothérapie superficiellement consolatrice, le roman de Dumas nourrirait ainsi le « laboratoire des cas de conscience » défini par Frédérique Leichter-Flack. Sans doute n’est-il pas anodin que cette dernière consacre un chapitre de son dernier essai (Pourquoi le mal frappe les gens bien ?, 2023) à la vengeance de Monte-Cristo. Il semblerait ainsi que le « monte-cristisme », en 2023, ait changé de visage : il ne désigne plus l’appétit de liberté et d’impunité de lecteurs masculins adolescents, mais l’inquiétude éthique de critiques féminines, qui invitent à relire de façon « décalée » (pour reprendre le titre de la collection dirigée par Marie-Ève Thérenty) l’un des plus célèbres romans d’Alexandre Dumas.
Ninon Chavoz - Configurations littéraires