À l’occasion de la tenue de l’exposition multi-médiale « Faut-il imaginer Sisyphe heureux ? » (30 septembre-18 octobre 2024, ITI Lethica, MISHA, Université de Strasbourg), une journée d’études, elle-même intitulée « Faut-il imaginer Sisyphe heureux ? », vise à explorer les discours et les postures qui émergent des textes littéraires au fil des siècles (XVIe-XXIe siècles) autour de l’éthique du travail depuis 1543 : l’année de publication de la troisième édition de l’Institution de Calvin constitue en effet, pour Max Weber, la date de naissance de l’éthique du capitalisme. Pendant l’Antiquité, et, de manière plus nuancée, au long du Moyen Âge, le travail est considéré comme une activité dégradante, indigne des hommes libres. Même les textes qui encouragent le travail, tels que Les Travaux et les Jours d’Hésiode (VIIIe siècle av. J.-C.) ou la Règle de Saint-Benoît (VIe siècle), ne le conçoivent pas comme une activité noble en soi, mais plutôt comme une forme de discipline religieuse : le travail agricole est pour Hésiode une manière de se soumettre à la volonté des dieux (Vernant 1996) ; pour les moines bénédictins, le travail manuel est un moyen de mortifier la chair, et, par le biais de la fatigue, d’éloigner les tentations (Fossier 2012). Ce n’est qu’avec l’avènement de la bourgeoisie qu’une révolution morale s’opère : devenant la classe dominante, la bourgeoisie s’oppose à l’aristocratie en revendiquant le fait de travailler, à l’inverse de cette dernière (Elias 1991). Le travail est ainsi, depuis le XVIe siècle, progressivement investi d’une portée éthique, et il est associé, au niveau idéologique, à l’idée de bonheur. Aujourd’hui encore, dans la lignée d’un débat qui dure au moins depuis le XVIIIe siècle (Sennett 2000), deux conceptions antagonistes du travail s’affrontent : d’un côté l’idée de travail comme expérience aliénée et aliénante, vidée de toute signification ; de l’autre, l’idée de travail en tant que source d’épanouissement personnel et de bonheur.
Au cours de la journée d’études, nous souhaitons interroger cet enjeu, en nous demandant : le travail est-il, comme le souhaitait Primo Levi dans La Clef à molette, « […] la meilleure approximation concrète du bonheur sur terre » ? Est-il, au contraire, un « temps infernal » vidé de toute valeur expérimentale, comme le suggérait Walter Benjamin dans son essai Sur quelques thèmes baudelairiens (1939) ? Quand et à quelles conditions cesse-t-il d’être l’un pour devenir l’autre ? Pourquoi cette expérience est-elle pensée de manière si diamétralement opposée par différents auteurs ? Quelles sont les idéologies qui émergent des œuvres littéraires ? Quelle est la place, dans ce débat, du travail invisibilisé des femmes, du travail du « care » longtemps conçu comme un acte d’amour, et non pas comme du « vrai » travail ? De Robinson Crusoe à Annie Ernaux, il s’agira, par une série d’études de cas, d’entrer, au fil des siècles, dans les plis de l’intériorité des personnages représentés, mais aussi de mettre en question la perspective et les postures des narrateurs, ainsi que des autrices et des auteurs (qui parfois, surtout avant le XXe siècle, pensent et représentent le travail sans en avoir fait l’expérience) : nous souhaitons, en somme, nous plonger dans l’ambivalence des textes littéraires.
Programme
9h00 : Accueil des participant·es
9h15 : Remerciements et introduction
9h30-10h15 : Séance plénière de Corinne Grenouillet (Université de Strasbourg). La question du bonheur ouvrier dans Les Mémoires de l’enclave de Jean-Paul Goux (1986
10h15-10h30 : Discussion
Première session - Travail et profession dans la première modernité. Modération : Emanuele Cutinelli-Rendina
10h30-10h50 : Tiziana Faitini (Université de Trente). Representing the “profession” in early-modern Italy. The self-authenticating rhetoric of Baldessar Castiglione
10h50-11h10 : Camila González Aliaga (Université Paris Cité). Jean-Jacques Rousseau, l'apprenti greffier devenu écrivain
11h10-11h25 : Discussion
Deuxième session - Perspectives de genre. Modération : Nicole Siri
11h45-12h05 : Natasha Belfort Palmeira (Université Paris 3 - Sorbonne Nouvelle, Université de São Paulo). Charlotte Brontë and the novel of "something unromantic as a Monday morning"
12h05-12h25 : Federico Bellini (Université Catholique de Milan). "I was to have perfect rest and all the air I could get" : Gender, Work and Health in the Late Nineteenth Century
12h25-12h45 : Margaux Gérard (Université de Strasbourg). Nettoyages de fond en comble et ménages de printemps : pour une scénographie du travail domestique dans quelques œuvres de Colette et de Virginia Woolf
12h45-13h00 : Discussion
14h00-14h15 : Carlo Baghetti (CNRS-LEST) [en distanciel]. Quelques pistes pour un chantier OBERT (Observatoire Européen des Récits du Travail) sur les "éthiques du travail"
Troisième session - Éthique(s) du travail ouvrier, éthique(s) du travail de la terre. Modération : Corinne Grenouillet
14h15-14h35 : Victoria Pleuchot (Université d’Artois) et Louise Bernard (Université Paris-Nanterre). Fantasmer la campagne : une opposition éthique entre le travail paysan et ouvrier dans des récits du premier XXe siècle
14h35-14h55 : David Nicolai (Université de Strasbourg). Travail et condition ouvrière dans La Maison du peuple (1927) et Les Muets (1957)
14h55-15h15 : Elisa Veronesi (Université de Nice - Côte d’Azur). Jardiner et écrire. Le travail de la terre entre non-action et apprentissage de la vie dans l'oeuvre de Pia Pera
15h15-15h30 : Discussion
15h50-16h35 : Séance plénière de Maria Chiara Gnocchi (Université de Bologne). Bien connaître pour bien faire son travail. Pierre Hamp et ses émules dans les premières décennies du XXe siècle
16h35-16h50 : Discussion
Entrée libre à la journée d'études
La journée sera clôturée par une visite de l'exposition, ainsi qu'une représentation du spectacle Les Mains Rouges de et par Jean-Christophe Vermot-Gauchy (17h30 à 18h30), tiré de son expérience d’homme de ménage. Spectacle sur inscription uniquement : écrire à suzelmeyer[at]unistra.fr
Organisée par Nicole Siri et l’ITI Lethica de l’Université de Strasbourg, la journée d’études est labellisée par le projet OBERT (Observatoire Européen des Récits sur le Travail)