En 2023, les éditions Anamosa rééditent La Paix des ménages. Histoire des violences conjugales, XIXe-XXIe siècle (2016) de Victoria Vanneau, historienne du droit et des institutions. La question paraît plus que jamais d’actualité : l’inauguration en novembre 2023 du 39 19 (« Violences Femmes Info ») à l’initiative du gouvernement français, alerté lors de l’épidémie de Covid-19 par la hausse des signalements de violences conjugales survenue au moment du confinement, ou encore l’entrée du mot féminicide dans le Robert en 2015 puis en 2021 dans le Larousse, semblent révéler un changement dans les mentalités. Le XXIe siècle serait celui d’une sensibilité et d’une intolérance inédites à l’encontre d’un problème de société enfin arraché au secret de la vie privée et soumis à la transparence du débat public, voire de l’action politique.
Cette croyance part d’un malentendu que Victoria Vanneau entend dissiper : dans l’imaginaire collectif circule l’idée selon laquelle « au XIXe siècle, les violences conjugales n’existaient pas ; ou plus exactement que leur exécution ne soulevait pas la condamnation, voire l’indignation » (p. 8-9), parce que le Code civil, dont l’article 213 entérine l’obéissance de l’épouse, consacre la toute-puissance du mari au sein de la famille. Or ce que montrent les archives judiciaires consultées par l’historienne, c’est que les hommes de loi du XIXe siècle avaient non seulement conscience du phénomène, mais y ont répondu en tâchant de traduire des violences qui « ne constituaient pas en propre une catégorie d’infraction » (p. 91) en « faits juridiques, pour les faire accéder à l’exercice légitime de la justice » (p. 189). Victoria Vanneau nous ouvre les portes de l’atelier de l’homme de loi, amené à pénétrer le « secret du foyer » (p. 115) et à disséquer le « monde sans preuve » (p. 125) du couple, pour « montrer les ajustements pratiques auxquels les magistrats ont procédé pour rendre visibles, pensables et condamnables les violences conjugales au XIXe siècle » (p. 16).
Plutôt que de résumer l’ouvrage, on soulignera trois enjeux centraux : le casse-tête terminologique ; la « pensée parcas » (p. 15) ; la discrète histoire des sensibilités.
L’histoire des violences conjugales est aussi celle d’une interrogation sur les mots et les choses, dont dépend la compétence de la justice. À l’heure de la puissance maritale, « que faut-il comprendre par protection et obéissance ? » (p. 25). S’entendre sur le sens des mots permet d’ouvrir la voie à la condamnation d’une autorité jugée tyrannique. Mais reconnaître que la chose existe ne suffit pas à la faire tenir en droit : tout le travail de l’homme de loi est alors de donner aux violences conjugales « un nom juridique » afin de leur ménager « une place dans les catégories de la taxinomie » (p. 192) civile et pénale, condition nécessaire à leur répression : les débats autour de la séparation de corps en cas d’excès, de sévices ou d’injures graves, font exister « un espace juridique d’intolérance aux violences conjugales » (p. 73). Non reconnu à une époque où règne la « “certitude du consentement” » (p. 242) de l’épouse (Limbada, La Nuit de noces. Une histoire de l’intimité conjugale, 2023), qui cède plus qu’elle ne consent au « devoir conjugal », le viol conjugal a transité par « le crime générique d’attentat à la pudeur », devenu « une voie d’accès à ces sortes de violences entre époux » (p. 245).
La nomination s’avère ainsi déterminante dans la saisie juridique d’une réalité qui accède aussi par là à une forme de visibilité. Plus largement, le choix du mot s’avère porteur d’enjeux éthiques, politiques et idéologiques. Créée dans le projet de Code pénal de 1801 mais disparue en 1810, l’éphémère notion de conjuguicide met Victoria Vanneau en dialogue indirect avec les débats au sujet du concept de féminicide, forgé par les milieux féministes à partir des années 1980 contre l’imaginaire médiatique du « crime passionnel », en vogue dès la fin du XIXe siècle. Si l’un renvoie à la nature et au cadre du crime, indépendamment de l’identité des acteurs, le second aborde la question à travers un prisme genré, pour mettre l’accent sur une configuration sociologique où les femmes, statistiquement, sont les premières victimes de logiques de domination actives jusque dans l’intimité, comme l’indiquent les différents décomptes de l’AFP, NousToutes ou Féminicides France, dont les écarts rappellent que les chiffres sont politiques. Loin d’être neutre, la désignation modifie les sphères d’application et d’attention d’un terme à l’autre, pour modifier ce quifait cas et ce dont on est invité à faire cas.
La difficulté à faire entrer les situations de la vie privée dans les cases prévues par la loi oblige les magistrats, armés de leurs compétences professionnelles mais aussi influencés par leurs propres opinions, à développer une « pensée par cas » (p. 15). L’histoire de la saisie juridique des violences conjugales au XIXe siècle fait voir « la mise en œuvre casuistique d’une méthode analytique » (p. 192), où l’articulation d’affaires sensibles, relevant du particulier, aux catégories civiles et pénales, qui aspirent à la généralité, se fait « au cas par cas », « dans la négociation concrète des normes », « entre les principes, la loi et la pratique » (p. 91).
Ce trajet allant des faits aux lois se heurte à des cas de figure qui, dans leur singularité même, conduisent à l’inverse à interroger le bien-fondé de la règle et la justesse de la réponse juridique. Le décalage juridique entre mariage et concubinage, les concubins ayant seuls le droit de comparaître aux assises en vertu du Code d’instruction criminelle (1808) interdisant aux époux de témoigner l’un contre l’autre, fait apparaître une « inégalité légale » (p. 140) entre citoyens, ce qui contraint les juristes à « se positionner face à cette inégalité de traitement » pour « légitimer le recours à la norme pénale » (p. 63). L’affaire Boisbœuf (1824), à l’issue de laquelle le tribunal correctionnel de La Rochelle se déclare incompétent pour intervenir en l’absence de sang ou de meurtre, montre une remise en cause par la justice de son « droit à poursuivre » (p. 87) dans les affaires de violences intraconjugales, encore jugées infrajudiciaires. Annulé par la Cour de cassation en 1825, ce jugement ainsi que les débats qu’il a occasionnés illustre la façon dont une affaire singulière pousse les acteurs de la justice à réfléchir à leur compétence et à la légitimité de leur action, parfois pleinement reconnues bien plus tard.
Le cas est ainsi un laboratoire juridique dont l’éthique n’est pas absente. En effet, « la saisie des violences conjugales par la justice de ce temps se noue à la croisée, mal assurée, de la procédure à suivre et des marques d’indignation personnelle des juges » (p. 170). L’acteur de la justice n’en reste donc pas moins un individu, pris « entre la procédure qui enserre ce qui doit être fait » et l’« intime conviction » poussant à « faire ce qu’il croit être juste » (p. 126). À chaque étape, la morale, les affects ainsi que les préjugés orientent la représentation et l’évaluation des faits. « L’ordre ordinaire de la morale maritale » (p. 170), les « représentations sexuées de la violence » (p. 215), la « conception […] de l’attachement » (p. 163) ou le sentiment « de pitié pour le conjoint maltraité » (p. 168) pèsent sur l’appréhension et la condamnation des violences, sans qu’il soit toujours facile de départager ce qui relève du biais ou de la méthode : « on a trop vite fait de prendre pour un signe surgissant de mépris masculin ou de suffisance bourgeoise ce qui procède du travail d’incrimination des violences entre époux », écrit Victoria Vanneau, prenant position contre « le cheval de bataille victimaire, bien de notre temps », qui occulte selon elle « l’historicité des opérations juridiques d’objectivation des faits » (p. 147). Incidemment s’esquisse un débat polémique sur l’objectivité dans la recherche en sciences humaines, et sur la validité épistémique et heuristique qu’il y a à porter sur ces archives traitant de sujets sensibles un point de vue éthique et situé.
L’histoire des violences conjugales trace enfin en pointillés une histoire des sensibilités, indispensable pour comprendre comment la correction maritale, légitime eu égard au « code de valeurs » qui « incite à taire et à se taire » (p. 46), a pu, grâce à « la diffusion d’une nouvelle morale conjugale qui libère la parole et délite les silences coutumiers » (p. 97), être perçue comme un abus excessif puni par la justice. Mettant aux prises lois et mœurs, les violences conjugales font surgir plusieurs « seuils de tolérance et d’intolérance à la violence » (p. 15) entraînant des réactions de résistance ou de contestation.
D’un côté, la « double justice en actes » (p. 254), entre « la justice anonyme et professionnelle du tribunal correctionnel » d’une part et « le spectacle populaire des assises » (p. 260) où siège un jury issu de la société civile de l’autre, témoigne d’un bras de fer entre l’éthique professionnelle des magistrats, désireux d’obtenir une condamnation, et « l’opinion personnelle des jurés » (p. 300), enclins à l’indulgence depuis l’introduction en 1832 des circonstances atténuantes. Il semblerait qu’il y ait eu au XIXe siècle une justice et une morale à double vitesse : une justice répressive agissant au nom « de l’ordre quotidien et des valeurs familiales » (p. 260) ; une justice populaire où « les violences conjugales, même graves, peinent […] à être reconnues comme de véritables infractions pénales » (p. 307), suivant une conception de la vie privée régie par d’autres traditions, d’autres codes. D’un autre côté, la société civile a aussi participé au « tracé nouveau des violences intolérables » (p. 83), et son intervention témoigne du « partage d’un sens commun de la justice » (p. 104) : la « mutation des sensibilités qui frappe d’intolérances nouvelles les atteintes à l’individu » (p. 83) a par exemple poussé les juristes à recourir au Code pénal pour conformer leurs sanctions « aux formes d’appréciation collective de ces affaires particulières » (p. 259).
Victoria Vanneau fait ainsi remonter les prémices d’une révolution morale au XIXe siècle, où s’observe la « montée de l’intolérance publique à l’égard des violences » (p. 104). Héritier en partie de l’appareil juridique échafaudé au XIXe siècle, le XXIe siècle s’en démarque sur le plan éthique : l’enjeu se situerait moins du côté de la saisie juridique des violences conjugales, pensée au XIXe siècle à travers l’institution de la famille, que sur le terrain de l’élaboration de méthodes de prévention et de sensibilisation, de dispositifs d’écoute, d’accompagnement et de soin tournés vers les personnes.
Kathia Huynh - Configurations littéraires