Attention : un nouveau mot de l’éthique

« Écologies de l’attention », « valeurs de l’attention », « éthique de l’attention » : la récurrence de ces formules, employées dans des centaines d’articles ces dernières années, montre toute l’importance qu’a prise cette notion d’attention dans les réflexions actuelles sur l’éthique. Exemple parmi d’autres, Sandra Laugier résume de la sorte la portée éthique de la littérature : « Il faut nous apprendre à voir, être attentif ou attentionnés. C’est cette volonté de voir qui définit la perception morale, celle à laquelle nous éduque la littérature » (2012, p. 165).

Le succès de ce terme dans l’éthique actuelle peut d’abord s’expliquer de façon circonstancielle, comme une réaction à l’« économie de l’attention » qui caractérise le capitalisme cognitif en plein développement ces dernières décennies. Face aux industries médiatiques, numériques ou publicitaires qui monnaient notre disponibilité d’esprit, plusieurs ouvrages récents ont appelé à une réappropriation éthique de notre attention. C’est par exemple le cas d’Yves Citton, dans son ouvrage de synthèse Pour une écologie de l’attention (2014), qui oppose à la marchandisation de cette faculté une série d’usages alternatifs : attention conjointe, care, attention flottante, etc. En suivant une proposition d’Anna Lowenhaupt Tsing, Claire Dutrait en appelle de même à des « arts de l’attention », capables de revitaliser cette ressource intellectuelle dans une perspective écologique : « Méthode d’observation, éthique de la relation, mais aussi pratique d’écriture de la notation, les "arts de l’attention" brouillent nos repères éthiques, cognitifs et esthétiques. » (C. Dutrait, 2021).

La proposition la plus structurée et la plus notoire de ces formes éthiques d’attention en cours d’émergence est sans doute celle du care. Concept développé par Carol Gilligan (Une voix différente, 1982) puis par Joan Tronto (Un monde vulnérable, 1993), le care fait actuellement l’objet d’une abondante littérature. Difficilement traduisible en français, le concept désigne une façon éthique et politique de cultiver ses relations à autrui et au monde, à partir de la reconnaissance d’une vulnérabilité partagée. Selon Joan Tronto, l’attention constitue la première étape du care, consistant à repérer et à identifier un besoin chez autrui en faisant usage à la fois de l’intellect, d’une intelligence des situations et de la sensibilité (J. Zielinski, 2010). Le care suppose donc une éducation à l’attention et peut même déboucher sur une véritable « épistémologie de l’attention » (M. Garrau, 2014), indissociable d’une perspective politique qui érige l’attention en « valeur démocratique centrale » (id.).

Pour être bien compris, le succès actuel de l’attention mériterait toutefois d’être replacé dans une histoire de plus long terme. En retraçant l’histoire des discours consacrés à ce terme entre le XVIe et le XVIIIe siècle, David Roulier montre que l’idée d’une « crise » de l’attention n’est pas propre à notre présent mais s’impose dès l’apparition du mot en français, et que la dimension éthique de la notion s’est cristallisée peu à peu au cours des siècles. Même si l’attention peut avant tout être analysée comme une technique d’autocontrôle qui permet aux individus de s’adapter aux contraintes sociales (suivant différentes modalités – persévérance, vigilance, motivation, etc. – correspondant aux formes successives de sociétés), David Roulier montre qu’une acception éthique du terme apparaît progressivement aux côtés de la valeur strictement intellectuelle (« tension de l’esprit »), comme en témoignent l’utilisation de l’article indéfini (avoir des attentions pour quelqu’un) qui se répand dans les premières décennies du XVIIIe siècle, ou l’apparition puis la spécialisation de d’adjectif attentionné dans ce sens moral au XIXe siècle (Roulier, 2022).

Cette histoire particulière a fait du mot attention un mot à double face : une face éthique et une face épistémologique. C’est sa capacité à désigner à la fois une forme de concentration intellectuelle et un élan de sollicitude qui lui permet actuellement de jouer un rôle de passeur, à l’interface de la connaissance et de la morale, au lieu même où s’inventent aujourd’hui de nouvelles épistémologies qui ont le souci d’intégrer une dimension éthique.

Lucien Derainne – Configurations littéraires

 

Bibliographie :

  • Yves Citton, Pour une écologie de l’attention, Paris, Seuil, coll. « La couleur des idées », 2014.
  • Claire Dutrait, « Les arts de l’attention : une catharsis pour les temps extrêmes », dans Fabula-LhT, n° 27, « Ecopoétique pour des temps extrêmes », dir. Jean-Christophe Cavallin et Alain Romestaing, December 2021, [en ligne]
  • Marie Garrau, Care et attention, Paris, PUF, 2014.
  • Sandra Laugier, « Littérature et exploration éthique », dans Daniele Lorenzini, Ariane Revel (dir.),Le travail de la littérature. Usages du littéraire en philosophie,  Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2012, p. 165-182.
  • David Roulier, Être attentif : histoire d’une expérience moderne. XVIe-XVIIIe siècle, sous la direction de Colas Duflo, soutenue le 14 décembre 2022 à l’université Paris Nanterre.
  • Agata Zielinski, « L’éthique du care. Une nouvelle façon de prendre soin », Études, 2010/12, p. 631-641.