Paru chez Doin en 2020, Les humanités médicales est un ouvrage fondamental pour toute personne, chercheuse ou enseignante, s’intéressant à ce « nouveau » champ de recherche interdisciplinaire. En effet, provenant du contexte anglophone où elles se sont développées au début du XXe siècle, ce n’est que plus tard vers les années 90 que les humanités médicales sont arrivées en France. À ce titre, cet ouvrage constitue une première francophone qui permet de brosser non seulement l’histoire des humanités médicales, mais aussi d’en mettre en lumière les enjeux actuels dans les hôpitaux et les facultés de France.
Champ de recherche en plein essor, les humanités médicales remettent en question la séparation traditionnelle des savoirs, qui ne concerne pas uniquement la médecine, mais s’inscrit dans un mouvement plus large de spécialisation et de sectorisation des disciplines académiques. Loin de chercher à « humaniser » la médecine ou à dénoncer une déshumanisation de la pratique médicale, elles soulignent la nécessaire imbrication des savoirs et des pratiques médicales : en ce sens, comme la résume la quatrième de couverture, cette discipline ne doit pas être pensée comme un « supplément » ou un « complément » des pratiques et savoirs médicaux mais elle analyse comment ces derniers « sont des constructions politiques et sociales, intellectuelles et morales ». Ainsi, inscrites dans une perspective résolument pluridisciplinaire, les humanités médicales mobilisent des approches issues de l’histoire, de la philosophie, des sciences sociales, de la littérature ou encore des arts. Ce n’est donc pas un hasard si cet ouvrage réunit des contributions provenant d’une diversité de disciplines qui dialoguent entre elles, témoignant ainsi de la nécessité d’un décloisonnement des savoirs pour mieux saisir la complexité des réalités médicales.
L’ouvrage interroge à la fois les fondements théoriques des humanités médicales et leurs implications concrètes, à travers des enquêtes de terrain et des cas pédagogiques. C’est en effet et surtout dans la formation que les humanités médicales trouvent leur dimension propre : elles sont avant tout un projet de formation, destiné aux futurs médecins. Ainsi, leur rôle ne se limite pas à l’analyse critique des savoirs médicaux, mais vise à transformer concrètement la pédagogie dans les facultés de médecine et les hôpitaux, en intégrant pleinement ces enjeux dans l’apprentissage et la pratique clinique. En d’autres termes, les humanités médicales participent à la construction de « ponts » entre savoirs et pratiques.
L’essai est organisé en huit parties qui permettent d’articuler et faire résonner les « mondes » (p. 49) de la médecine avec les différent·es acteur·ices qui les peuplent, patient·es et proches, professionnels et non. Les deux premières parties interrogent de plus près les rapports de pouvoirs, des politiques publiques à l’industrie pharmaceutique. On cite à titre d’exemple la contribution de Jean-Christophe Weber : médecin interniste et professeur, il montre, partant de l’éthique aristotélicienne, les effets de la nouvelle gouvernance hospitalière sur la phronesis (la « sagesse pratique »), vertu essentielle à toute pratique médicale. Par cela, il souligne les tensions entre l’exigence d’une rationalisation des soins et la nécessité d’une approche de l’expérience médicale fondée sur le cas particulier. Cette dynamique, il nous semble, est à la base de tensions similaires dans les discours autour du triage et de son extension dans des pratiques ordinaires. En ce sens, comme l’explique Céline Lefève en reprenant la philosophie de Georges Canguilhem dans l’entretien qui lui a fait Arnaud Plagnol, « en médecine les faits sont étudiés et constitués à partir de valeurs » (PSN volume 19, n°1/2021, p. 27). C’est sur ces derniers alors qu’il faut s’interroger et que les sciences humaines et sociales mobilisées dans les humanités médicales peuvent offrir des éclairages. L’enquête de l’historien Richard Keller (p. 111-126) sur le comptage des morts lors de la canicule de 2003 en est une illustration : elle montre comment les choix épistémologiques de l’épidémiologie façonnent l’interprétation d’une catastrophe, en établissant des statistiques de mortalité, en modélisant les risques et en influençant les politiques de prévention (PSN, op. cit., p. 26). Par cela, Keller met en lumière un biais important : l’accent a été mis sur la mortalité des personnes âgées, cachant celle des populations les plus précaires. L’épidémiologie, en tant que discipline, repose ainsi sur des cadres d’analyse qui peuvent invisibiliser certains enjeux et produire des effets d’exclusion, dans une dynamique de transparence et secret. Ainsi, dans l’analyse d’un fait médical, il est important de conjuguer à chaque fois tant le biologique que le social.
Cinéma, art et littérature dans les humanités médicales
Les deux dernières parties de cet ouvrage présentent un intérêt particulier pour les membres de l’Institut Lethica, car elles approfondissent la place des arts et de la littérature dans les humanités médicales. De manière générale, ces contributions s’articulent autour de deux principes fondamentaux, servant d’avertissements quant au « bon usage » de la fiction.
D’une part, elles insistent sur l’importance d’une relation horizontale entre les disciplines. Une approche interdisciplinaire efficace ne doit pas faire de la littérature une pure illustration des enjeux et des dilemmes éthiques du soin. Dans cette perspective, Alexandre Wenger, professeur de littérature à la faculté de médecine de l’Université de Genève et responsable du programme de Medical Humanities, prône le team teaching, une méthode d’enseignement associant des professeur·es expert·es de chaque discipline.
D’autre part, la rigueur méthodologique est essentielle. Céline Lefève illustre ce point en relatant son expérience d’enseignement dans des cours de cinéma destinés aux étudiant·es en médecine. Son approche repose sur trois étapes : d’abord, analyser les émotions ressenties par les étudiant·es après le visionnage intégral d’un film ; ensuite, mettre en relation ces réactions avec leurs expériences personnelles ; enfin, approfondir les thématiques soulevées en mobilisant les sciences humaines et sociales. Au-delà d’un simple outil didactique, le cinéma constitue une expérience immersive qui questionne les réactions des étudiants face aux récits de maladie et de soin. Il les aide à décentrer leur regard médical, facilitant ainsi la réflexion éthique et le dialogue collectif. Cette nécessaire prise de distance, essentielle à l’éthique du soin, est illustrée en détail dans Devenir médecin et résonne avec les notions de vulnérabilité développées par Canguilhem et Levinas, analysées dans Les classiques du soin.
Dans leur ensemble, ces contributions attribuent plusieurs fonctions à la littérature et, plus largement, à la fiction. La littérature est perçue comme un espace propice à la réflexion éthique, en écho aux travaux de Martha Nussbaum (l’ethical turn) et de Frédérique Leichter-Flack (Le laboratoire des cas de conscience). Elle constitue aussi un espace protégé permettant d’expérimenter des situations morales complexes, une idée que F. Leichter-Flack développe dans Pourquoi le mal frappe les gens bien ?. C. Lefève souligne cette dimension lorsqu’elle écrit :
Ces enseignements permettent, au final, moins de « se mettre à la place de l’autre » que d’observer et d’analyser des exemples de relations de soin (médicales ou non) et d’en décrypter les difficultés, les ambivalences et les inventions. Le cinéma permet d’appréhender cette question de la distance, particulièrement vive et difficile pour des jeunes, d’en discuter et de l’étudier avec plus de liberté et de sérénité qu’à l’hôpital, afin de l’apprivoiser plutôt que de l’occulter. (p. 283-284).
Dans la même optique, Alexandre Wenger décrit la fiction comme une « scène neutre et partagée, sur laquelle des préoccupations profondes, parfois personnelles, peuvent être discutées sans que l’on doive se livrer ou parler de soi » (p. 309).
Enfin, quelle place occupe l’écriture dans les humanités médicales ? La médecine narrative met en lumière l’accès au sens de l’expérience de la maladie à travers l’acte d’écriture. Wenger souligne le rôle fondamental de l’écriture dans ce domaine, révélant les liens profonds entre soin et narration. De nombreux ateliers d’écriture thérapeutique sont aujourd’hui proposés aux soignant·es comme aux soigné·es, témoignant de la croyance en une forme de réparation par les mots, qu’il s’agisse d’écrire ou de lire. En effet, le témoignage autobiographique de la maladie est devenu un véritable genre littéraire, comme en atteste la création du prix « Paroles de patients » en 2009. Ce genre se décline sous diverses formes, allant du récit témoignage aux bandes dessinées et romans graphiques. Mais lire un récit de maladie engage aussi une réflexion sur sa réception, comme le souligne dans son article Sophie Vasset (p. 315-319) : qui lit ces récits, et pourquoi ? Si les proches des malades y cherchent une meilleure compréhension de la souffrance, les soignant·es y trouvent un moyen de décentrer leur regard médical, oscillant entre identification et distanciation.
En tant que chercheur·euses en littérature, nous devons poursuivre la réflexion sur ces enjeux, que les humanités médicales mettent en lumière, du rôle de la littérature dans la compréhension de la vulnérabilité, de la maladie, de la mort, tant sur le plan affectif et cognitif que pédagogique. Il s’agit de redonner à la littérature la place qui lui est de plus en plus refusée, sans la dénaturer, en interrogeant sans cesse ses frontières et ses potentialités.
Francesca Cassinadri - Configurations Littéraires