Le festival de la jeune dramaturgie russophone Lioubimovka est historiquement lié au Manoir de Lioubimovka, haut lieu du théâtre russe et soviétique de la région de Moscou où ont séjourné en leur temps Anton Tchékhov et Konstantin Stanislavski ; depuis 2006, il se tenait cependant à Moscou même, dans divers lieux culturels comme le teatr.doc ou, à partir de 2019, l’espace 8/3[1]. Ouvrant traditionnellement la saison théâtrale moscovite, le festival n’avait pas pour but de montrer des spectacles, mais de proposer des lectures de pièces contemporaines. Il s’est ainsi toujours présenté comme un lieu de discussion et d’expérimentation réunissant dramaturges, acteurs, critiques et autres figures du milieu théâtral russe contemporain. Chaque année, Lioubimovka recevait entre deux cents et huit cents pièces et en sélectionnait entre vingt et quarante qui étaient mises en avant lors du festival. Étroitement lié au teatr.doc de Moscou où il s’était implanté entre 2006 et 2018, Lioubimovka a une orientation globalement contestataire et novatrice sur les plans esthétique et politique. En 2022, après le début de l’invasion à grande échelle de l’Ukraine, un grand nombre de ses collaborateur.ices ont pris le chemin de l’exil et le festival a cessé d’avoir lieu à Moscou. S’il n’existe plus en tant que tel, il s’est néanmoins très vite inscrit dans le paysage culturel de la diaspora contemporaine : grâce à plusieurs décisions qui lui ont permis de continuer son existence hors-sol et hors frontières, il s’est imposé comme un haut lieu de la résistance à la censure et au contrôle du régime poutinien sur les institutions culturelles.

La première de ces décisions, la plus importante, consiste dans la création, dès 2022, d’Écho de Lioubimovka dans les différents centres de la diaspora russophone[2]. Le 13 mars 2022, après trois semaines de silence consécutif au déclenchement de la guerre, le festival choisissait la transparence en annonçant sur ses réseaux sociaux avoir pris la décision de continuer d’accepter des pièces, en attendant de formuler ses nouveaux projets. En septembre 2022, le premier festival Écho de Lioubimovka a été organisé à Tartu et Narva, en Estonie, suivi par dix-huit autres jusqu’à la fin 2024, de Los Angeles à Bakou en passant par Paris, Berlin, Tbilissi, Tel-Aviv, Belgrade, Istanbul, Grenade ou Munich. Chaque « Écho » s’appuie sur la diaspora théâtrale locale et opère une sélection de quelques pièces parmi celles de la sélection du comité artistique. Il présente, selon le format traditionnel du festival, des lectures plus ou moins performées, sur une base parfois bénévole, et toujours en partenariat avec des lieux d’accueil sur place. Ces « Échos » cherchent à conserver la vocation à la fois artistique, critique et sociale de Lioubimovka, mais également à s’inscrire dans le contexte local, en proposant autant que possible des surtitrages dans les langues des pays d’accueil. Dans ce contexte, le festival contribue à « faire cas » en faisant entendre les voix opposées à la guerre, mais aussi en ouvrant des espaces de collaboration entre acteurs du champ culturel au-delà de l’expérience de la migration forcée.

En l’absence de lieux fixes permettant d’envisager des mises en scène comme en Russie, Lioubimovka semble avoir, par son format même privilégiant les lectures, influencé l’écriture dramaturgique contemporaine : certaines pièces expérimentales oscillent entre prose narrative, prose poétique et dramaturgie, comme si elles se destinaient à être lues plutôt que mises en scène ; de nombreuses autres impliquent une seule voix, même lorsque plusieurs personnages y apparaissent : c’est le cas de Vania est vivant [ВаняЖив] de Natalia Lizorkina, qui « doit être interprétée par une seule personne », ou de Crime [Преступление], pièce autofictionnelle d’Esther Bol. Là encore, la flexibilité et la plasticité de l’orientation expérimentale de Lioubimovka ont contribué à rendre le projet adaptable aux nouvelles circonstances de l’émigration.

Si la communauté Lioubimovka reste très active hors de Russie, l’appropriation du répertoire du festival par les institutions locales reste problématique. Certaines pièces ont cependant attiré l’attention d’institutions théâtrales françaises, comme Vania est vivant (2022) promue par la Maison Antoine Vitez et sélectionnée par le Bureau des lectures de la Comédie-Française pour sa séance du 15 juin 2025 où elle a été lue par Thierry Ancisse. Plusieurs pièces issues de Lioubimovka ont par ailleurs été éditées en traduction française depuis 2022, par les Éditions l’Espace d’un instant (Esther Bol, Crime) et Sampizdat Éditions (Liubimovka 2022 : l’écho de l’écho).

Outre les Échos, Lioubimovka s’est adapté à l’exil en proposant, dès la fin octobre 2023 et en partenariat avec Radio Sakharov, une série de podcasts (un « festival de lectures de pièces directement dans vos oreilles » [фестиваль читок у вас в ушах]) dirigée par Natalia Lizorkina, Zoukhra Ianikova, Anastassia Patlaï, Elena Gordienko, Mikhail Kaloujski et Polina Filippova. Chaque semaine, le podcast propose des lectures enregistrées et des entretiens avec les dramaturges, suivies de discussion sur la chaîne Telegram du festival.

Si l’insertion de Lioubimovka dans le paysage théâtral de ses différents pays d’accueil reste difficile et ne permet pas, à ce jour, d’assurer un revenu à ses collaborateur.ices, l’élément de socialisation porté par ses différents projets hors frontière confère donc au festival un rôle de cohésion dans l’émigration culturelle russe et russophone, et continue à donner aux textes une visibilité appréciable.

Antoine Nicolle – CREE – INALCO

 

[1] Pour le détail des différentes éditions, voir la page dédiée du site du festival : https://www.lubimovka.art/history/2024

[2] On pourra consulter sur ce point les textes d’Elena Gordienko, chercheuse en études théâtrales désormais directrice artistique de Lioubimovka ; voir notamment son compte-rendu suite à l’Écho munichois de juin 2024 : Елена Гордиенко, Ирина Серебрякова, « Эхо войны на “Эхе Любимовки”. Мюнхен » [« Écho de la guerre à l’Écho de Lioubimovka. Munich »], Театральныйальманах draft. Выпуск второй. Театр в изгнании и в эмиграции: 2023-2024, Вильнюс, European Humanities University, 2024, p. 90-99.