L’histoire de cet auteur qu’on serait tenté de dire « maudit » a la pureté d’une esquisse ou d’une tragédie classique, avec son acmé et son inexorable chute. Enfant prodige issu du pays dogon, fils d’un inspecteur d’académie, élève brillant admis sur les bancs du Lycée Henri IV, Yambo Ouologuem fit dans le monde des belles-lettres une entrée fulgurante en obtenant le prix Renaudot pour son premier roman, Le Devoir de violence,paru en 1968 aux éditions du Seuil (après, comme l’ont révélé des recherches récentes dans les archives de l’éditeur, s’être heurté à quelques refus préalables). Critiqué par les tenants de la négritude, ce texte, désormais considéré comme précurseur, apparaît comme l’agent d’une véritable révolution morale : à rebours de la doxa admise à l’époque, et qui consistait essentiellement en la célébration lyrique de l’Afrique mère et nourricière, Ouologuem, en traçant sur plusieurs siècles le portrait de la dynastie fictive des Saïf, pointe la responsabilité des royaumes africains dans l’organisation de la traite et dans l’exploitation – main dans la main avec l’Occident et l’Arabie – d’une main-d’œuvre gratuite et corvéable à merci d’esclaves transformés en « zombis ». Rapidement devenu la coqueluche du Tout-Paris, l’auteur part à la conquête des États-Unis, où la version anglaise de son roman (Bound to Violence dans la traduction de Ralph Manheim) lui vaut honneurs et contrats prometteurs. La chute est pourtant aussi retentissante que le succès : accusé d’avoir plagié (entre autres un texte de Graham Greene, dont l’éditeur porta plainte, et un autre auteur du Seuil, André Schwarz-Bart, couronné par le Goncourt pour son roman Le Dernier des Justes, qui s’estima au contraire honoré d’avoir fait l’objet de quelques emprunts), Yambo Ouologuem se sent abandonné par ceux qui l’ont porté aux nues. Nul ne semble alors vouloir entendre les explications qu’il prodigue – à l’oral, parcimonieusement, dans une intervention isolée donnée à la radio malienne, où il reproche à son éditeur d’avoir à dessein supprimé les guillemets, et plus fondamentalement dans ses quelques textes postérieurs. La Lettre à la France nègre théorise ainsi une pratique du « démarquage » et du collage des fragments littéraires qui n’a rien à envier aux recettes de l’avant-garde situationniste : victime de ce que Sarah Burnautzki dénonce comme les « frontières racialisées » du champ littéraire, Ouologuem est pourtant considéré comme un simple imitateur, incapable d’avoir produit de façon autonome un chef-d’œuvre romanesque d’une telle ambition. Il rejoint dès lors les rangs des auteurs francophones d’Afrique subsaharienne qui, à l’instar du tirailleur Bakary Diallo ou même de Camara Laye, se trouvent traités comme de simples prête-noms. L’ouvrage que Christopher Miller consacrait en 2018 à ces cas putatifs ou réels « d’imposture littéraire » (de Mérimée à Jack-Alain Léger en passant par Romain Gary) démontrait simultanément l’irréductible importance de la figure auctoriale, à l’heure même où on se recueillait sur la dépouille encore chaude de l’auteur enterré par Barthes et Foucault, et l’instabilité de la position des écrivains francophones, toujours sujets au soupçon et menacés d’expulsion hors du champ littéraire. Telle est bien la sanction implicitement appliquée à Ouologuem qui, après avoir tenté en vain de renouer contact avec ses éditeurs, n’a finalement d’autre ressource que de rentrer au pays, tandis que son livre disparaît des librairies : le récent documentaire de Kalidou Sy n’a pas pour moindre mérite de donner à entendre les témoignages de ceux qui lui firent alors bon accueil, et qui décrivent un homme hagard, paranoïaque, amorphe, victime de ce que ses proches considèrent comme une forme d’empoisonnement, dont il aurait miraculeusement réchappé. Il est vrai que son « crime » était plus retors que celui des autres « imposteurs » étudiés par Christopher Miller : il ne s’était pas contenté de recourir aux services d’un « nègre » pour combler ses propres lacunes, mais avait pillé les ressources du patrimoine littéraire européen, puisant abondamment chez Greene et Schwarz-Bart, mais aussi chez Flaubert, Maupassant, Robbe-Grillet et même chez des administrateurs coloniaux comme Maurice Delafosse. Ainsi s’était-il rendu coupable de ce qu’on appellerait, quelques décennies plus tard, une « appropriation culturelle » – à ceci près que le terme tend à être aujourd’hui réservé aux cas où le représentant d’une culture historiquement et économiquement dominante fait main basse sur des objets ou des pratiques glanées parmi les représentants de cultures dominées. Christopher Miller risque pourtant le terme dans le récent ouvrage qu’il consacre aux « seuils » d’écriture démultipliés dans le roman de Ouologuem (Thresholds : A ‘Complete’ Table of the Borrowings in Yambo Ouologuem’s Le Devoir de Violence, and Why They Matter, Liverpool University Press, 2024). Revenant sur les bienveillantes recommandations des relecteurs des éditions du Seuil, qui invitaient l’aspirant écrivain à « africaniser » son écriture, il propose la réflexion suivante :
[…] there is a huge difference between the kind of « Africanization » that Seuil asked for and the kind that Ouologuem delivered. And that was his tricksterish genius, to pull off this substitution right in Seuil’s own house, under their noses. I won’t just Africanize by writing about Africa, « like an African », whatever that means to you ; I will Africanize your literature, starting with one of Seuil’s own prize works, your first Goncourt, Le Dernier des justes. By doing this, by borrowing, Ouologuem became an integral part of one of the most important trends in mid-century art : that of appropriation (now under threat from the United States Supreme Court).
Tout en l’intégrant à une histoire littéraire au long cours (qui est plus celle des avant-gardes du XXe siècle que la sempiternelle chaîne intertextuelle), le critique célèbre en Ouologuem un véritable « trickster » littéraire, dieu des carrefours et jongleur habile qui se joua des stéréotypes culturels et racistes jusqu’à s’y brûler les doigts. Fort d’un relevé exhaustif de tous les démarquages identifiés dans le roman de 1968 (et de ceux qu’ajouta le traducteur anglophone, incorporant tout un passage emprunté à Emily Dickinson), son ouvrage s’insère dans une nouvelle vague de travaux qui ont pour dénominateur commun de vouloir « faire cas » de Ouologuem, en particulier après sa mort, en 2017 (laquelle coïncida avec la réédition du Devoir de violence au Seuil et avec l’organisation d’un colloque international à l’Université de Lausanne). Une telle démarche implique en premier lieu une forme de thérapie symbolique, dont le titre du bouleversant documentaire de Kalidou Sy (Yambo Ouologuem, la blessure, 2022) suggère l’impérieuse nécessité. Retraçant le parcours de l’écrivain à force de témoignages recueillis en Occident et au Mali, puis augmentés d’illustrations dues au crayon de Youssef Daoudi, ce film a entre autres comme atout de faire entendre à plusieurs reprises la voix de Ouologuem, étouffée de longue date par le scandale, par les haros et par les interventions de ceux qui s’employèrent à prendre sa défense ou à dire son histoire. Le même souci de réparation s’exprime dans le récent roman de Mohamed Mbougar Sarr, La Plus Secrète Mémoire des hommes, et surtout dans son couronnement par le prix Goncourt en 2021 : l’onction accordée à un texte qui s’inspirait pour une large partie de la biographie de Ouologuem et lui était par ailleurs dédié venait compenser le camouflet infligé au malheureux lauréat du Renaudot (dont le jury ne rendit d’ailleurs aucun hommage à l’auteur du Devoir de violence à l’annonce de son décès). L’enquête documentaire, l’institution littéraire et la fiction s’entendent ainsi à proposer une forme de réparation rétrospective. « Faire cas » revient pourtant aussi, dans ce cas précis, à faire la lumière sur les aspects les moins connus de l’œuvre et de la vie de Yambo Ouologuem et à inverser la balance entre transparence et secret. Les premiers signes de cette inflexion se manifestent dès 2015, à l’occasion de la réédition des sulfureuses Mille et une Bibles du sexe, récit érotique inspiré de Sade et de Sacher-Masoch, initialement paru aux éditions du Dauphin en 1969. Il ne s’agit cependant pas seulement d’exhumer des textes mineurs, mais aussi de passer outre le mythe de l’auteur prodigieux qui a perdu sa langue – nouvelle et cruelle version du grand silence rimbaldien. Tandis que le documentaire de Kalidou Sy donne à voir des images de l’écrivain vieillissant, vitupérant contre la lâcheté de la France à la télévision malienne, Christopher Miller reproduit un article méconnu de l’auteur, que la critique a unanimement présenté comme plongé dans la religion et le silence à compter de son retour au pays. Paru en 1974 dans les pages de Jeune Afrique, ce texte est déjà tissé de la même amertume désabusée :
Lorsque la vie nous a tant souffletés que, raides d’orgueil, nous ne sommes plus que la modeste ombre de nous face à nous-mêmes, et qu’alors, farouches comme la mort et plus solitaires qu’une lucidité désabusée,
Nous n’avons de force autre que la force de murmurer : « Non ».
À quoi bon alors l’ami,
À quoi bon se présenter désabusé à la face des hommes pour leur dire :
- Et voici mes blessures, et voilà mes plaies.
 
À quoi bon se présenter ? Le monde est faux et marche sur le malentendu.
Faire cas de Ouologuem revient alors à admettre qu’il ne disparut pas corps et biens après sa mise au pilori, et qu’il endossa d’autres identités que celle du brillant jeune homme convié sur les plateaux télévisés parisiens. C’est aussi, ainsi qu’y invite Christopher Miller, passer le seuil des portes ouvertes dans l’œuvre : à rebours de nombreux autres lecteurs qui s’efforcèrent de minorer la part de l’emprunt chez Ouologuem pour souligner ce que son œuvre avait d’original et d’exceptionnel, le critique insiste sur l’ampleur et l’importance des « démarquages » textuels qui constituent selon lui un art d’écrire à part entière. Loin de se borner à de simples « copiés-collés », les emprunts qui émaillent Le Devoir de violence se distinguent autant par leur densité que par leur complexité, que Christopher Miller se propose d’illustrer en identifiant trois procédés « d’appropriation » textuelle : l’africanisation, la poly-vocalisation (consistant à superposer plusieurs strates intertextuelles) et la traduction. Faire cas de Yambo Ouologuem pourrait dès lors revenir, à en croire les suggestions formulées en conclusion de cet essai, à confier son texte aux soins diligents de l’intelligence artificielle qui nous aidera, à n’en pas douter, à identifier d’autres sources cachées pour mieux franchir ensuite de nouveaux seuils. À écrivain « pisse-copie », lecteurs « presse-papiers » collant page après page dans leurs infatigables moteurs de recherches, capables de suppléer à n’importe quel défaut de culture littéraire : assurément, Ouologuem se serait gaussé de nous voir réduit à de tels artifices, et il aurait vu là, peut-être, l’indice le plus sûr de son triomphe posthume.
Ninon Chavoz - Configurations littéraires
Bibliographie indicative :
Burnautzki Sarah, Les Frontières racialisées de la littérature française : contrôle au faciès et stratégies de passage, Paris, Honoré Champion, 2017.
Le Quellec Cottier Christine et Mangeon Anthony (dir.), L’œuvre de Yambo Ouologuem : un carrefour d’écritures (1968-2018), Fabula/Les colloques, mis en ligne en avril 2019. URL : https://www.fabula.org/colloques/sommaire5979.php.
Mangeon Anthony, « Écrire l’Afrique, penser l’histoire : du postcolonialisme chez Yambo Ouologuem, Ahmadou Kourouma et Achille Mbembe », p. 303-329 in Catherine Coquio (dir.) : Retours du colonial ? Disculpation et réhabilitation de l’histoire coloniale, Nantes, L’Atalante, 2008, 380 p.
Miller Christopher, Thresholds : A ‘Complete’ Table of the Borrowings in Yambo Ouologuem’s Le Devoir de Violence, and Why They Matter, Liverpool, Liverpool University Press, 2024.
Orban Jean-Pierre, « Livre culte, livre maudit. Histoire du Devoir de violence de Yambo Ouologuem », Continents manuscrits, hors série, 2018. URL : https://journals.openedition.org/coma/1189.
Orban Jean-Pierre, « Yambo Ouologuem, ‘La Blessure’ et les cicatrices », Afrique XXI, 13 juin 2025. URL : https://afriquexxi.info/Yambo-Ouologuem-La-Blessure-et-les-cicatrices.
Wise Christopher, Yambo Ouologuem : postcolonial writer, Islamic militant ; Boulder, Lynne Rienne Pub., 1999.
Wise Christopher, À la recherche de Yambo Ouologuem, Rueil-Malmaison, Éditions de Philae, 2018.
      
      
      