La notion d’« injustice épistémique » a été conceptualisée par la philosophe Miranda Fricker dans son ouvrage Epistemic Injustice: Power and the Ethics of Knowing. Elle renvoie à une inégalité qui consiste non pas en un accès inégal aux connaissances et à l’information considérées dans ce cas comme un bien immatériel, mais « en un tort fait à quelqu’un en ce qui concerne spécifiquement sa capacité à connaître » (p. 1, je traduis), autrement dit, son statut de sujet connaissant.
Miranda Fricker distingue en ce sens deux types d’inégalités épistémiques : l’inégalité testimoniale et l’inégalité herméneutique. La première « se produit lorsque des préjugés amènent un auditeur à accorder un niveau de crédibilité réduit à la parole d’un·e orateur·ice » (ibid), par exemple quand la police ne croit pas une personne en raison de son statut social, de son genre ou de son origine ethnique. La seconde « se produit à un stade antérieur, lorsqu’une lacune dans nos ressources interprétatives collectives crée un désavantage injuste à l’égard d’une personne, quand il s’agit pour elle de comprendre ses propres expériences sociales » (ibid), par exemple le manque de lexique approprié permettant de désigner des situations vécues socialement, telles que le « harcèlement », le « burn out » ou encore le « féminicide ». L’ouvrage de Miranda Fricker invite à explorer les aspects éthiques et politiques de pratiques épistémiques aussi quotidiennes et banales que le fait de « transmettre des connaissances à d’autres personnes par l’action de raconter, et donner un sens à nos propres expériences sociales » (ibid), en fournissant un cadre théorique propice à cette réflexion, par l’exploration des formes que prennent les inégalités épistémiques.
Le travail de Miranda Fricker est influencé par l’épistémologie féministe et l’épistémologie post-coloniale. La théorie des savoirs situés, contribution épistémologique majeure développée pendant la deuxième vague des féminismes, propose en effet d’envisager le genre non pas seulement comme un objet de connaissance, ou une thématique, mais aussi comme une modalité de production du savoir, qui implique des biais et des angles morts. Les épistémologues des savoirs situés défendent l’hypothèse que tout savoir émerge d’un point de vue socialement situé, ce qui informe les méthodologies de production de la connaissance, contrairement à la croyance en une objectivité scientifique, dont la fausse neutralité correspondrait en réalité le plus souvent à un point de vue masculin blanc favorisé. Un exemple de manifestation du savoir situé dans une société patriarcale est, en médecine, l’oubli des différences genrées entre les pathologies, comme celles des symptômes de l’infarctus masculin et de l’infarctus féminin, qui crée des problématiques d’identification de la pathologie, engendrant une moindre prise en charge et une surmortalité féminine. On peut aussi citer le cas de maladies féminines dont la prévalence est importante mais la prise en charge encore très peu efficace, comme l’endométriose . On voit ici comment la dimension située de la production des savoirs peut avoir un lien avec la dimension située de la transmission des connaissances, qu’il s’agisse d’injustice testimoniale (quand la situation sociale d’un sujet en fait une personne dont la crédibilité est affaiblie) ou d’injustice herméneutique (quand l’état des connaissances produites par des sujets socialement situés crée un déficit lexical, conceptuel et interprétatif pour d’autres sujets).
La notion de « résistance épistémique » a été développée par José Medina dans un ouvrage intitulé The Epistemology of Resistance. Gender and Racial Oppression, Epistemic Injustice, and Resistant Imaginations. À partir de la réflexion de Miranda Fricker sur les injustices épistémiques, Jodé Médina réfléchit à la nécessité qu’il y a à « utiliser nos ressources et capacités épistémiques pour saper et modifier les structures normatives oppressives et le fonctionnement cognitivo-affectif complaisant qui leur sert de support » (p. 3). José Médina explore notamment les formes de résistances épistémiques possibles dans une société démocratique : il évoque la friction épistémique, liée à un désaccord et à l’interaction de différents points de vue, et l’imagination, qui, quand elle entre en dialogue avec d’autres imaginations, permet de rendre un individu sensible à d’autres expériences du monde, des manières alternatives d’envisager et d’habiter le monde que les siennes.
Ces différentes réflexions invitent donc à explorer les conditions de possibilité d’une justice épistémique, ainsi que toute pratique ou production qui sert à lutter contre l’injustice épistémique. Elles permettent en particulier d’éclairer la dimension éthique des pratiques de production et de partage des connaissances et des imaginaires en littérature, par exemple la bibliothérapie ou l’atelier d’écriture, qui offrent un rééquilibrage des situations d’injustice épistémique et herméneutique, en donnant aux sujets participant·es des outils cognitifs et lexicaux pour nommer leurs expériences et confronter ces expériences à celles d’autrui.
Anne-Claire Marpeau - Configurations littéraires
Bibliographie :
- Miranda Fricker, Epistemic Injustice: Power and the Ethics of Knowing, Oxford, Oxford University Press, 2007.
- José Médina, The Epistemology of Resistance. Gender and Racial Oppression, Epistemic Injustice, and Resistant Imaginations, Oxford, Oxford University Press, 2012.