Guillaume Blanc, Elise Demeulenaere, Wolf Feuerhahn (dir.), Humanités environnementales. Enquêtes et contre-enquêtes

Paris, Éditions de la Sorbonne, 2017.

Depuis une trentaine d'années, de nouveaux champs des sciences humaines et sociales se sont développés, prenant pour intérêt l’écologie et l’environnement et faisant cas d’un « souci de la nature ». S’intéressant à l’interaction des mondes naturels et sociaux, ces disciplines, qui se sont regroupées sous la bannière des humanités environnementales, se sont vues repenser leurs épistémologies jusqu’à la définition même de leur discipline. De façon tout à fait singulière, le présent ouvrage expose le jaillissement des nouvelles institutions et théories qui interrogent les frontières entre sciences humaines et sciences de la nature. Sa visée est moins de « synthétise[r] des courants intellectuels en lien avec l’écologie », comme cela a pu être réalisé ailleurs, que de « retrace[r leur] émergence dans leurs contextes respectifs de production », et ce, de façon transversale, couvrant le large spectre des sciences humaines et sociales. En effet, plutôt que de donner corps à des études de cas précises, les onze chapitres se focalisent sur les enjeux de reconnaissance de l’environnement en tant qu’objet d’étude et mode d’approche singulier.

Adoptant une perspective d’histoire des sciences, l’ouvrage propose d’une part d’étudier le discours proposé par les promoteurs des humanités environnementales eux-mêmes (au cœur de celui-ci : la périodisation anthropocène et la modernité de René Descartes à Philippe Descola). D’autre part, de mener une contre-enquête, c’est-à-dire rapporter ce discours à son contexte d’émergence. Pour contrevenir au risque d’une histoire téléologique « guidée par la situation présente et la volonté de participer aux programmes de refondation des sciences humaines et sociales sous l’égide des humanités environnementales », les contributeurs sont invités à historiciser leur propre champ de recherche et les grands récits qui parfois les sous-tendent.

Prenant la suite de l’étude du caractère construit et performatif du discours sur la nature, qui souligne les continuités entre langage et transformation de l’environnement, Wolfgang Feuerhahn interroge dans le premier chapitre la portée de plusieurs termes. En partant du concept de milieu, il rend compte des différentes catégories d’Umweltenvironment, fûdo, environnement, nature et écologie ainsi que des divergences intellectuelles et politiques qui les accompagnent. Les neuf chapitres suivants proposent des entrées par disciplines (anthropologie, histoire, philosophie, géographie, sociologie, études littéraires, sciences politiques, économie, droit), répondant au principe de l’enquête historique voulu par les directeurs de publication et mettant en exergue le poids de la logique disciplinaire au sein des universités. Nonobstant cette division, les échos entre les différentes contributions sont nombreux.

Le deuxième chapitre proposé par Elise Demeulenaere met en examen l’« anthropologie de la nature » de Descola et complète l’analyse diachronique réalisée par Wolfgang Feuerhahn en « rouvr[ant] l’enquête sur les différents courants qui ont abordé la question des rapports entre les sociétés et leurs milieux ». Le troisième chapitre appréhende l’histoire environnementale dans une perspective transnationale, sociale et politique. Guillaume Blanc évoque l’inquiétude que la critique des idéologies et des pratiques de conservation ne compromette l’attention à l’environnement. Il s’agit également d’un aspect sur lequel se penche le cinquième chapitre consacré à la political ecology, approche qui naît de la rencontre des préoccupations écologiques et d’un souci plus global de justice sociale,dans lequel les géographes Christian A. Kull et Simon P. J. Batterbury analysent « les formes de contrôle et d’accès aux ressources naturelles et leurs conséquences pour la durabilité environnementale et sociale ». En effet, des recherches en histoire environnementale menées par William Cronon ainsi que des travaux inspirés par Bruno Latour ont souligné l’incongruité à vouloir préserver des systèmes naturels « vierges », contestant les valeurs de l’écologisme biocentrique avec la notion de systèmes hybrides. A l’instar de l’histoire environnementale qui envisage la nature comme le produit d’une politique publique symbolique, la political ecology prend en compte les rapports de pouvoir. Cette approche post-structuraliste n’abandonne pas pour autant la perspective marxiste ; le débat entre matérialisme et idéalisme présenté au second chapitre se voit ainsi réactivé. La political ecology s’enrichit également de la théorie des systèmes socio-écologiques développée par la Resilience Alliance, également présentée dans la contribution de Valérie Boisvert au chapitre neuf, qui souligne son importance au sein de la genèse de l’économie écologique, dans un contexte général de soumission de la nature à l’économie de marché.

L’investigation littéraire ouverte par Stéphanie Posthumus au chapitre sept rappelle les débats sous-jacents sur le constructivisme et le statut ontologique de la nature et fait écho autant au questionnement éthique qu’à la discussion sur l’écocentrisme (contre le biocentrisme) présentés par Catherine Larrère. Il semblerait qu’en accordant une place aux hommes dans la « communauté biotique », l’on « s’accorde mieux aux développements récents de l’écologie et de la biodiversité » qu’en valorisant la nature de façon indépendante. C’est dans ce quatrième chapitre que la notion d’« écologie du chaos » est fouillée, bien qu’également présente dans la contribution de Valérie Boisvert précédemment citée. Catherine Larrère rappelle encore que la crise écologique est un problème social dont la contribution philosophique a été marquée par le développement de différents courant d’éthique environnementale à la fin des années 1970. C’est l’australien Sylvan Routley qui « lance la réflexion académique sur la dimension morale des rapports de l’homme et de la nature ». Le lecteur s’était vu rappeler à ce titre que l’Australie s’est située à l’avant-poste de la création des Environmental Humanities, courant précurseur des désormais nommées humanités environnementales, expression dont Grégory Quenet s’enquiert de la généalogie dans le onzième et dernier chapitre de l’ouvrage, celui-là, transversal. Il caractérise le champ par un nouveau régime d’organisation des savoirs qui abolit « l’extériorité de la nature par rapport au social et au culturel » et installe « de nouvelles forces agissantes au cœur des sciences humaines et sociales ».

En dernier lieu, il apparaitra sans doute au lecteur que l’approche sociologique présentée par Lionel Charles, Bernard Kalaora et Chloé Vlassopoulos au chapitre six marque des tendances que l’on retrouve dans plusieurs autres contributions : retard de la France, poids surdéterminant des approches marxistes, influx donné par la réflexion sur les risques, influence des travaux de Bruno Latour, en particulier ceux de l’« acteur-réseau ». Il en va de même pour le domaine du droit : Meryem Deffairi souligne, dans le dixième chapitre, à l’image des autres contributions, la perspective supranationale du droit de l’environnement qui émerge dès les années 1960 ainsi qu’une caractéristique transdisciplinaire manifestant une réelle révolution morale. Si l’économie joue un « rôle primordial dans la définition des politiques publiques et de la réglementation environnementales », c’est également à travers la philosophie, la sociologie et l’éthique « que le juriste puise les fondements nécessaires pour répondre à la question de savoir si l’environnement est objet du droit, source du droit ou sujet de droit ».

Ouvrant jusqu’à des disciplines qui ne sont pas encore pleinement structurées, comme la « théorie politique verte » dont traite Luc Semal au chapitre huit, l’ouvrage sonde l’institutionnalisation des humanités environnementales, dont le label manifeste le débordement des conceptions restrictives du domaine des humanités ainsi que le rôle central qu’elles continuent de jouer, autant qu’il met en lumière la polyphonie permise par la circulation de références loin de leurs contextes d’émergence.

Victoria Klein - Configurations littéraires