Céline Lefève, Lazare Benaroyo, Frédéric Worms (dir.), Les classiques du soin

Paris, PUF, coll. Questions de soin, 2015.

Le soin : une question fondamentale

L’ouvrage Les Classiques du soin, dirigé par Céline Lefève, Lazare Benaroyo et Frédéric Worms, propose une exploration philosophique et littéraire du soin, envisagé non seulement comme un élément central de la pratique médicale, mais aussi comme un phénomène culturel et éthique ayant nourri la réflexion philosophique occidentale depuis Hippocrate jusqu’à nos jours. Plaçant la prise en charge du malade au cœur de son questionnement, cet essai s’appuie sur un corpus riche et diversifié pour interroger la relation entre soignant·e et soigné·e. Paru aux PUF en 2015, le volume prend en effet la forme d’une anthologie réunissant dix-huit textes dits « classiques ». Ce terme revêt ici une double signification : il désigne à la fois des « grands textes sur le soin », devenus ou destinés à être incontournables, et souligne que le soin lui-même est « au cœur des grands textes de la culture », définissant en quelque sorte les « humanités » (p. 9). L’ouvrage repose donc sur une conception de la médecine qui ne se limite pas à sa dimension technique, mais qui s’affirme également et surtout comme un art. À travers des extraits de textes philosophiques, littéraires, sociologiques et anthropologiques, analysés et commentés par des chercheur·euse·s issu·e·s de divers horizons, l’essai témoigne donc d’une approche interdisciplinaire.

L’anthologie est structurée en trois parties. La première, Le soin chez les classiques, réunit des textes d’Hippocrate, Aristote, Pierre Hadot, Montaigne, John Locke et Léon Tolstoï. La deuxième, Les réflexions fondatrices, propose la lecture des extraits de Michael Balint, Georges Canguilhem, Emmanuel Levinas, Paul Ricœur, Hans Jonas et Fritz Zorn. Enfin, la troisième et dernière partie, Classiques d’aujourd’hui, donne la parole à Michel Foucault, Erving Goffman, Anselm Strauss, Oliver Sacks, Annemarie Mol et Susan Sontag.

Cette trajectoire dessine ainsi un parcours à la fois historique et géographique, de la Grèce antique au seuil du XXIe siècle. Elle donne à voir les « transformations des conceptions et pratiques du soin », révélant les révolutions morales qui ont marqué la médecine et questionnant son statut oscillant entre science, technique et art.

Science et art

L’essai met en évidence une tension croissante, à partir du XVIIIe siècle, entre la volonté de faire de la médecine une science pure et la reconnaissance de son ancrage dans une relation humaine singulière. L’essor du modèle biomédical et des avancées technologiques a renforcé une approche objectivante, où la maladie tend à primer sur le malade. Ce mouvement atteint son paroxysme avec l’émergence de la médecine anatomoclinique, qui, en s’appuyant sur l’observation des lésions et des dysfonctionnements organiques, fait du corps un objet d’analyse indépendant du vécu du/de la patient·e. Comme le souligne Céline Lefève dans son analyse de Canguilhem, la rationalité médicale pousse ainsi à remplacer le malade par sa maladie, réduisant la prise en charge à un enchaînement de diagnostics et de traitements. L’occultation de la subjectivité du malade se révèle alors être la principale limite de la rationalité médicale (p. 91). Céline Lefève explique comment, dans la réflexion de Canguilhem, l’on peut trouver les jalons d’une éthique de la prise en charge du malade : afin d’éviter l’effacement de la personne malade dans sa maladie, Canguilhem rappelle que le médecin doit faire l’exercice de se considérer toujours comme un malade potentiel. Il ne doit pas seulement se voir comme un « sujet rationnel et connaissant », mais aussi comme un « sujet moral » (p. 101), ce qui implique une empathie et une responsabilité accrues dans son approche du soin. Le texte de Levinas analysé par Lazare Benaroyo (p. 105-115) va dans la même direction. En effet, les réflexions que Levinas a consacrées au visage d’Autrui permettent de déployer une conception éthique du soin. Suivant Levinas, le soin ne se réduit pas à une technique, il est une réponse à l’appel de l’autre souffrant. Cette rencontre, incarnée dans le visage d’un·e patient·e, engage le soignant dans une responsabilité qui ne repose pas seulement sur son savoir, mais sur sa capacité à accueillir l’autre. Mobiliser sa propre vulnérabilité devient alors essentiel : loin d’être une faiblesse, elle est l’espace où naît la confiance et où le soin prend tout son sens. C’est dans ce dialogue entre deux vulnérabilités que l’acte médical devient pleinement éthique, fondé sur une attention et une hospitalité réciproques.

C’est pourquoi l’approche purement scientifique ne saurait suffire à rendre compte de la complexité du soin, qui engage aussi une dimension relationnelle et interprétative, c’est-à-dire une éthique du care. C’est alors la voix de la personne malade qu’il importe d’écouter, et donc de faire cas du malade, si l’on veut parvenir à soulager sa douleur. Mais encore faut-il lui offrir un espace d’expression. Quel meilleur moyen que la littérature et le récit de témoignage pour rendre compte de cette expérience subjective de la maladie ?

L’importance du récit et de la littérature dans le soin : (se) raconter, (s’) écouter.

Dans cette optique, la littérature joue un rôle fondamental en permettant aux malades de donner du sens à leur expérience. L’ouvrage inclut ainsi des extraits de La mort d’Ivan Ilitch de Tolstoï, La Femme qui tremble de Siri Hustvedt et Et la lumière fut de Jacques Lusseyran, ainsi que les réflexions de Fritz Zorn et de Oliver Sacks. Tous ces récits, qu’ils relèvent de la fiction ou de l’autobiographie, montrent comment la maladie reconfigure l’existence, interroge l’identité de la personne malade et transforme son rapport au monde.

Ainsi, analysant les extraits des textes de Tolstoï, Siri Hustvedt et de Jacques Lusseyran, le professeur de médecin Jean-Claude Ameisen affirme que, « ce que ces trois textes nous permettent de ressentir, c’est la profondeur et l’irréductible singularité des bouleversements antérieures que provoque la survenue d’un handicap, d’une maladie, ou la perspective de la fin à venir » (p. 73). Jean-Marc Mouille, commente quant à lui le texte de Fritz Zorn. Écrivain suisse mort d’un cancer à l’âge de 32 ans, dans le livre Mars. Je suis jeune et riche et cultivé, et je suis malheureux, névrosé et seul (1977), Zorn « ne décrit pas un parcours médical, ni ce qui advient au corps, mais la reconfiguration des possibilités dont la maladie est synonyme » (p. 146).

C’est précisément ce que souligne Paul Ricœur lorsqu’il évoque l’« identité narrative » (p. 73) : nous construisons notre existence en la racontant, en mettant en récit les bouleversements qui nous affectent. La médecine narrative, qui consiste à réintégrer le récit d’un·e patient·e dans la prise en charge, s’inscrit précisément dans cette perspective. Elle permet à la personne malade de verbaliser ce qu’elle vit et aux médecins de mieux comprendre la manière dont la maladie est ressentie et intégrée dans un parcours de vie. Dans L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau, Oliver Sacks insiste sur l’importance de cette approche : la maladie n’est pas qu’un phénomène biologique, elle est aussi une histoire personnelle qu’il faut entendre. C’est dans ce sens qu’il oppose une « histoire naturelle » à une « histoire personnelle » propre à chaque patient·e : ce faisant, il interprète la maladie comme l’expérience d’une personne spécifique. La médecine narrative peut alors être pensée à la fois comme une bibliothérapie créative et une bibliothérapie herméneutique. Dans tous les cas, il s’agit bien d’une littérature « pansante », pour reprendre le titre de l’ouvrage publié sous la direction de Victoire Feuillebois et Anthony Mangeon aux éditions Hermann (2023).

Déclinaisons du rapport soignant-soigné

Ces différentes réflexions nous montrent que la médecine ne peut être réduite à une science exacte, déconnectée de l’expérience subjective d’un·e patient·e. La fonction apostolique du médecin (Balint), la reconnaissance de la subjectivité du malade (Canguilhem) ainsi que l’éthique de la responsabilité et de l’hospitalité (Levinas) sont autant de pistes permettant de repenser le soin dans toute sa complexité et qui sont présentées au fil de l’ouvrage.

Ainsi, au-delà de la technicité et du savoir médical, le véritable défi de la médecine contemporaine est de conjuguer rationalité scientifique et engagement éthique. Il s’agit donc de maintenir un équilibre entre science et humanité, afin que le soin ne perde jamais de vue sa raison d’être première : soulager la souffrance dans le respect de l’humain. En cela, on le comprend, la littérature et, plus largement, la médecine narrative ne peuvent que venir en aide.

Le soin entre autonomie et dépendance : repenser la place des patient·es

Les contributions rassemblées dans cet ouvrage offrent un accès précieux aux textes originaux tout en proposant de riches analyses qui ouvrent de nouvelles perspectives sur la manière de concevoir le soin. Chaque auteur et chaque autrice apporte un éclairage unique sur cette question essentielle, que ce soit à travers une approche théorique ou par l’examen de cas concrets.

Nous souhaitons revenir brièvement sur les analyses de Céline Lefève sur Annemarie Mol et de Philippe Forest sur Susan Sontag. Les deux offrent une réflexion particulièrement stimulante sur le soin à partir du point de vue du malade, et plus spécifiquement dans le cadre des maladies chroniques. Dans Ce que soigner veut dire (2013), Annemarie Mol remet en question la conception classique de l’autonomie des patient·es, particulièrement dans le cadre des maladies chroniques. Elle distingue deux logiques : la logique du choix, qui met en avant un individu rationnel prenant des décisions indépendantes, et la logique du soin, qui révèle une autre forme d’activité des patient·es — non pas dans le choix, mais dans l’action. La personne malade n’est pas passive, elle est active dans le soin, engagée dans un bricolage quotidien avec les soignant·es pour améliorer sa qualité de vie. Il ne s’agit pas tant de faire des choix que d’adapter ses gestes et ses pratiques aux contraintes de la maladie. Être autonome, selon Mol, ne signifie donc pas être indépendant, mais plutôt reconnaître sa dépendance et être bien accompagné. Comme le dit le titre, il s’agit donc de « s’abandonner activement » (p. 193).

Cette perspective rejoint celle de Susan Sontag, qui critique les métaphores et mythes associés à la maladie. Elle montre comment ces représentations influencent les relations de soin, en rendant parfois les patient·es responsables de leur état. Déconstruire cette mythologie permet de replacer la maladie dans sa réalité : une condition biologique et non une faute morale. Ainsi, le soin ne peut être réduit à une simple prise de décision. Il est une « morale en action » (p. 198-199), un processus relationnel et évolutif où l’autonomie et la dépendance s’entrelacent, redéfinissant ce que signifie être un·e patient·e actif·ve.

Sans prétendre à l’exhaustivité, cette anthologie soulève un questionnement riche et essentiel sur les enjeux éthiques du soin dans la pensée occidentale. On ne peut qu’espérer qu’elle soit un point de départ vers une réflexion encore plus large, intégrant d’autres perspectives. Si une seconde publication a déjà abordé les approches contemporaines du soin (Le soin, approches contemporaines, 2016), la dimension historique développée ici pourrait être enrichie, par exemple, par un élargissement culturel. Une ouverture à d’autres traditions et conceptions du soin, issues de contextes extra-occidentaux, permettrait de nourrir davantage cette réflexion sur la place du soin dans nos sociétés et d’en saisir toute la diversité et l’importance.

 

Francesca Cassinadri - Configurations Littéraires