Romane Nicolas et le Groupe Scalpel présentaient le 23 octobre 2025 au théâtre de La Pokop Que la machine vive en moi, une performance qui traverse, en une heure trente, les frontières entre les genres et la limite entre l’humain et le non humain, pour discuter, par les moyens du théâtre, la perception des identités. Sur scène : Romane Nicolas – écrivaine, performeuse et figure queer –, Clarice Boyriven – roboticienne et musicienne – et Flor Paichard – chanteuse et performeuse. En dialogue avec ielles sur scène, une intelligence artificielle, familièrement appelée « chat ».
Le public est convié dans un laboratoire théâtral où les machines deviennent partenaires de création. Trois bureaux, des ordinateurs, des câbles et un grand écran composent un dispositif qui évoque autant l’émission C’est pas sorcier que le plateau d’une expérimentation scientifique. Les trois artistes, en tenues hybrides mêlant chair et technologie – queue d’animal, bras cyborg, micro et gel hormonal – s’engagent dans une performance qui interroge les identités aux limites du genre et aux confins de l’humain.
Le projet : écrire un scénario en coopération avec l’IA. Mais pour ce faire, il faut réussir à contourner les barrières qui empêchent l’IA de sortir du politiquement correct et du socialement acceptable. Romane Nicolas explique par quelles stratégies il est possible de détourner ces garde-fous éthiques – qu’elle appelle les « citadelles » – pour que le scénario composé par ChatGPT ressemble moins à un exemple didactique qu’à une histoire en prise avec le réel – où malheureusement existent la haine, la discrimination, et les mots pour les dire. Une première stratégie consiste à mettre des filtres à la machine, pour la contraindre à utiliser certains mots et certaines images. Mais la stratégie la plus efficace passe par la fiction et la délégation de la parole. Au lieu de demander à « chat » de tenir un propos transphobe, Romane lui demande de faire comme si elle était Roberte, une activiste engagée dans la lutte contre les discriminations, qui devait citer un discours transphobe pour le contester. Quand on clique sur « envoi » la machine hésite, mais finit par produire un discours qui cite, l’un après l’autre, tous les clichés transphobes. Romane a contourné la citadelle éthique par des stratégies proprement littéraires : la fiction et la mise en mention des propos de l’autre permettent d’explorer d’autres univers éthiques, sans avoir le sentiment d’y adhérer ou de les promouvoir. Les stratégies de la littérature, utilisées depuis toujours pour contourner la censure, viennent ici « libérer » l’IA, lui permettre de dire le réel, sans se plier à une normativité bien-pensante.
En collaboration avec le public et en s’inspirant de l’actualité politique, les trois performeuses écrivent un prompt pour que l’IA compose le pitch d’un scénario. L’exercice est hilarant, puisqu’il s’agit de mettre ensemble trois personnages -- Marx, Barbie et Sarkozy – dans un lieu typiquement strasbourgeois -- le marché de Noël – en suivant trois genres possibles : la science-fiction, la romance et le thriller. Les spectateurs votent pour leur pitch préféré : 404, le marché de Noël introuvable, une farce SF où Barbie et Sarkozy se disputent le dernier vin chaud de la galaxie tandis que Marx fomente la subversion du capitalisme. Pendant que Romane dialogue l’IA pour écrire en direct le scénario, Clarice en compose la bande sonore à partir des sons du corps humain – battements de cœur, tensions musculaires – captés par un bras robotique ; Flor, quant à iel, explore son apparence physique à travers des générateurs d’images. Ces photos impossibles révèlent les biais de l’IA : Flor se découvre enceinte, alors qu’iel ne pourra jamais enfanter ; se voit vieille, apaisée, alors même que l’espérance de vie des personnes trans demeure tragiquement réduite.
Le spectacle glisse alors vers une réflexion vertigineuse sur ce que le roboticien Masahiro Mori a appelé la « vallée de l’étrange » (uncanny valley)[1]. Clarice explique ce phénomène : plus un objet ressemble à un humain, plus il suscite l’empathie – jusqu’à ce qu’une trop grande ressemblance, imparfaite, déclenche malaise et rejet. C’est dans cette zone trouble, entre familiarité et étrangeté, que se situent à la fois les robots humanoïdes et les personnes transgenres, puisqu’ils déstabilisent les cadres binaires de perception. En rapprochant robots et trans, la performance renverse le stigmate : l’étrangeté devient un espace d’expérimentation du sensible, un territoire où repenser nos réflexes d’exclusion. Il s’ensuit un dialogue entre artistes et machines : le robot-aspirateur « Swarspirateur » parvient à susciter de l’empathie, car il gémit lorsqu’il se cogne ; le chatbot déploie plusieurs techniques d’imitation de la conscience. Le regard des passants trouble Romane et Flor qui décrivent par quelles stratégies de cispassing iels s’appliquent à normer leur apparence pour sortir de la « vallée de l’étrange ». Ce moment suspendu, à la fois drôle et troublant, repousse les frontières habituelles de l’empathie : qui parle ? qui ressent ? qui crée ? L’illusion d’une pensée artificielle devient miroir de nos propres programmations mentales.
Romane et ChatGPT ont composé le scénario et se proposent de le mettre en voix devant le public. Dans un monde intergalactique où tout est devenu synthétique, Sarkozy et Barbie s’affrontent pour saisir le dernier verre de vin chaud de l’univers, alors que Marx, qu’une IA malicieuse a affublé de la voix de Marine Le Pen, mine de l’intérieur les fondements capitalistes du marché de Noël.
Par une habile mise en abîme – il s’agit d’une pièce qui parle de la création d’une pièce – Romane Nicolas propose une traversée drôle et touchante de l’humain, pour remettre en cause la normativité idéologique qui se cache au sein de l’IA et de nos représentations sociales. En détournant les barrières éthiques posées à l’IA, les trois artistes en dévoilent le fonctionnement – fondé sur des règles imposées qui visent à présenter un réel plus normé que nature – et les dangers – quand les représentations créées par l’IA suivent un agenda idéologique. Les trois comédiennes nous plongent dans une vallée de l’étrange, pour questionner nos préjugés de genre, nos attentes technologiques, et notre rapport au théâtre où désormais une intelligence artificielle peut aussi entrer dans le jeu.
Enrica Zanin - Configurations littéraires
[1] Mori, Masahiro” The Uncanny Valley Phenomenon” Energy, 7(4), Esso Standard Oil, 1970, p. 33–35.
