En attendant les robots (Human Not Human)

Documentaire écrit et réalisé par Natan Castay, Belgique, 2023, 39 minutes.

Ce documentaire a été projeté au théâtre de La Pokop, Université de Strasbourg, le 21 octobre 2025.

Le film commence dans les rues de Bruxelles – mais il s’agit, en réalité, d’une photo en gros plan. Le clic répétitif de la souris nous fait comprendre que nous sommes devant l’écran d’un ordinateur, celui d’Otto, qui se meut dans Google Street View pour flouter, méthodiquement, les visages de tous les passants. Il s’agit d’une des tâches qu’il réalise pour Amazon Mechanical Turk, une des plateformes en ligne qui propose de rémunérer des micro-tâches élémentaires pour entraîner les machines qui ne sont pas encore en mesure (du moins ne l’étaient pas au moment de la création du documentaire) de reconnaître des visages sur les photos de Google. Chaque tâche vaut dix centimes d’euros. Pendant quarante minutes, nous suivons Otto, qui entre progressivement dans le monde des travailleurs du clic. Nous y rencontrons Phil, ancien alcoolique basé en Thaïlande, Éric et Cindy, une fratrie brésilienne qui grâce à ce travail (encore moins rémunéré au Brésil) parvient à rester unie, dans son village, au lieu de partir travailler dans une grande ville. Un prêtre américain prodigue des conseils à Otto, pour qu’il puisse optimiser son travail, une mère de famille britannique l’aide à récupérer son compte – et donc sa rémunération – qu’Amazon a effacé. Otto ne sort plus son studio bruxellois, et passe ses jours et ses nuits à des micro-tâches dont il ne comprend pas nécessairement le sens : pourquoi identifier les piscines sur les photos aériennes ? déchiffrer l’écriture de cartes postales anciennes ? entourer les tâches noires sur des radiographies ?

En suivant, jour après jour, le travail solitaire de Otto (incarné par Harpo Guit), Natan Castay livre, dans ce premier film, un portrait saisissant et poétique d’un monde immergé. Le digital labor, dont Antonio Casilli a dénoncé les rouages dans le livre qui inspire le titre du film[1], concerne en 2022 environ 435 millions d’individus[2]. Il s’agit, pour la plupart, de personnes précaires, majoritairement des femmes, dispersées dans le monde, rivées devant les écrans, accomplissant des milliers de micro-tâches par jour. Amazon leur a donné le nom ironique de « Turkers », par allusion au Turc mécanique, cet automate jouant aux échecs, qui suscita l’émerveillement au XVIIIe siècle avant que l’on découvre qu’il était piloté par un humain dissimulé à l’intérieur. De la même manière, les Turkers travaillent pour entraîner les machines, ou pour donner l’impression aux usagers du net que certaines tâches sont mécanisées – et donc en apparence plus « fiables » – alors qu’elles sont en réalité effectuées par des humains.

La frontière entre l’humain et la machine semble parfois se brouiller, comme le montrent les tribulations d’Otto, réduit à un dialogue de sourds avec la machine, qui refuse de le faire avancer dans la tâche, tant qu’il n’a pas identifié proprement, sur une photo, des poubelles. Confronté au blocage de la machine – qui ne comprend pas le mot « trash » – Otto, exaspéré, qualifie les poubelles de « human », et parvient ainsi à terminer sa tâche et à recevoir sa rémunération. Son salaire est en nature : Otto doit choisir des produits sur le site d’Amazon, qui sont directement livrés chez lui. Son petit studio se remplit alors de cartons et d’objets plus ou moins inutiles. Otto s’enferme dans ce cercle vicieux et n’a plus besoin de sortir de chez lui. Il couvre sa fenêtre de papier d’aluminium, pour ne pas être dérangé par la lumière du soleil, et se coupe progressivement du monde. Le film de Castay décrit cette progressive descente aux enfers, qui n’est pas dénoué de tendresse et d’espoir. Car une véritable communauté humaine se construit, par écran interposé, avec les autres Turkers. Au lieu d’entrer en compétition entre eux, les micro-travailleurs se rencontrent, s’entraident, se lient d’amitié. Phil et Otto jouent ensemble avec un casque de réalité virtuelle (livré par Amazon) ; Cindy apprend des mots de français ; le prêtre américain se prend d’affection pour Otto, et l’invite à sortir de sa bulle, à arrêter le travail, à rencontrer des amis. C’est ainsi que, à la fin du film, Otto commence à ouvrir une brèche dans le papier d’aluminium qui couvre sa fenêtre et découvre, sur le mur blanc de sa chambre, comme dans une chambre noire, le reflet d’un monde inversé.

Enrica Zanin - Configurations littéraires

 

[1] Antonio Casilli, En attendant les robots, Paris, Seuil, 2019.

[2] Voir le sondage de la banque mondiale : Namita Datta, Chen Rong, Sunamika Singh, Clara Stinshoff, Nadina Iacob, Natnael Simachew Nigatu, Mpumelelo Nxumalo, Luka Klimaviciute,  Working Without Borders: The Promise and Peril of Online Gig Work. 2023. © World Bank. http://hdl.handle.net/10986/40066 License: CC BY 3.0 IGO.