Difficile d’aborder Le Voyage dans l’Est sans évoquer au préalable L’Inceste (1999), qui a contribué à faire de Christine Angot, après Eva Thomas et Le Viol du silence (1986), une pionnière dans l’écriture de l’inceste. Si le rapprochement des deux ouvrages est nécessaire, c’est que leur accueil par les médias et la critique a été très différent. En effet, comment penser à L’Inceste sans évoquer sa tournée publicitaire, et notamment sa présentation sur le plateau de « Tout le monde en parle », de Thierry Ardisson, le 14 octobre 2000, sur laquelle l’autrice revient dans Le Voyage dans l’Est :
Ça pouvait être un animateur télé, qui ricanait, en lisant à haute voix un passage, dans lequel la narratrice, qui portait votre prénom, essayait d’attraper avec la bouche des quartiers de clémentine sur le sexe de son père assis sur la lunette des toilettes. Ça pouvait être une femme, parmi les invités, qui riait à gorge déployée parce qu’elle s’appelait Clémentine. (p. 212)
Alors que la sélection de L’Inceste pour le prix Femina avait scandalisé le jury, Le Voyage dans l’Est a remporté le prix Médicis, 20 ans plus tard, révélant ainsi une véritable révolution morale en ce qui concerne la réception des deux ouvrages : ce ne sont pas tant les récits qui ont changé, mais les sensibilités. En effet, les deux ouvragesrelatent la même expérience du traumatisme, la même fragmentation, et du « je », et du récit, et la même plongée dans la perte de soi de l’écrivaine. Cette écriture singulière est rendue possible, d’après Barbara Havercroft (2014), par « une pluralité générique propice à la recherche perpétuelle de soi, d’identité et de subjectivité qui se poursuit d’un texte à l’autre. » Ce changement s’explique notamment par le contexte littéraire et sociale dans lequel Le Voyage dans l’Est a été publié : la parution de La Familia Grande de Camille Kouchner en janvier de la même année, et la création à sa suite de #MeTooInceste ont sans doute eu une incidence sur l'accueil réservé à l’ouvrage de Christine Angot.
Dans Le Voyage dans l’Est, le voyage dont il est question est celui qui mène Christine Angot, à l’âge de 13 ans, à Strasbourg, pour rencontrer son père. Ce voyage est donc aussi celui de l’inceste relaté dans les pages de ce roman, et qui dura jusqu'à l’âge de 16 ans, avant de reprendre, à l’âge adulte, de 25 à 28 ans. Le récit de Christine Angot devient aussi celui des lieux dans lesquels se sont passés ces actes incestueux, qui deviennent comme des escales de la vie de l’autrice, indissociables des violences subies. Les lieux deviendraient ainsi des marqueurs temporels et physiques, ceux de l’inceste, du temps qui passe et des réponses qui ne viennent pas.
Le Voyage dans l’Est pose la question de la discordance entre ce qui est vécu, relaté, mais tu par la société, questionnant donc le jeu entre secret, transparence, et silence.
Tout d’abord, la difficulté à nommer et révéler l’inceste se lit dans l’hésitation du « je », qui cherche les mots pour se dire, se retrouver dans des actes que son esprit refuse d’accepter. Elle cherche à survivre à la « culpabilité » (p. 49), à la honte (p. 89), à la « sensation d’échec total » (p. 89), à la « peur » (p. 89). Et pour survivre, Christine Angot écrit avoir deux « objectifs opposés » (p. 78) :
Parler. Briser le silence. Pour ça, il fallait voir les choses. Les savoir. Les faire exister dans sa tête. Se les représenter mentalement. Supporter les images. Vivre avec elles. Trouver les mots qui leur correspondaient.
Se taire. Ça permettait de ne pas avoir d’images dans la tête, de continuer à faire semblant. De ne pas savoir vraiment, de ne pas avoir peur, de ne pas donner corps à l’inquiétude, de ne pas donner de réalité à l’impression d’avoir une vie gâchée. Qui existait dans les deux cas, et provoquait une forte angoisse. (p. 78-79)
À ce silence, d’abord, de soi, puis à cette parole qui intervient pour éloigner le père et se dire, s’oppose de manière dure, voire cruelle, le silence de la justice, que Christine Angot ne pourra pas saisir.
Se pose en premier lieu la question de la prescription, capitale dans les récits d’inceste, et que Christine Angot résume ainsi dans son ouvrage : « C’était l’année de mes vingt-huit ans. J’étais à la limite de la prescription de dix ans qui s’appliquait pour les viols sur mineurs. Les plus récents avaient eu lieu deux ans plus tôt à Nancy, à Nice et à Tende. Ils étaient couverts quelques années encore. Pour les viols sur mineurs, si je voulais agir, c’était maintenant. » (p. 167-168). Pour rappel, en 1999, l’article 25 de la Loi n° 98-468 du 17 juin 1998 relative à la prévention et à la répression des infractions sexuelles ainsi qu'à la protection des mineurs, prévoit que « Le délai de prescription est de dix ans lorsque la victime est mineure et qu'il s'agit de l'un des délits prévus aux articles 222-30 et 227-26 du Code Pénal. »
Si l’inceste constitue bien un crime en France, encore faut-il que les victimes puissent se saisir de la justice pour plaider leur cause. Encore une fois, se joue ici le rapport insidieux entre parole et silence, transparence et secret, entre parole de la victime, et silenciation de la justice qui ne peut l’entendre. Malgré le fait que le commissaire ayant reçu Christine Angot l’ait « prise au sérieux » et « écoutée » (p. 168), il anticipe la réponse probable de la justice, celle du « non-lieu » (p. 170), provoquant un nouveau retour au silence. Sur ce non-lieu, elle écrit :
« — Alors, moi là, vous voyez, je vais m’en aller. Parce que, si en plus il faut que je supporte un non-lieu… Non. Ça, ce n’est pas possible. Un non-lieu. Non-lieu. Ça n’a pas eu lieu. Je ne pourrai pas. Je ne pourrai pas recevoir, dans ma boîte aux lettres, un papier de la Justice, un papier officiel, sur lequel il y a écrit « non-lieu ». Je n’ai pas le courage de ça. Ah non. Ça n’a pas eu lieu. » (p. 170)
Alors que juridiquement un non-lieu est une décision par laquelle le juge d’instruction déclare qu’il n’y a pas lieu de poursuivre une affaire en justice, Angot modifie le sens de l’expression pour paraphraser plutôt ce que ce mot cristallise, pour elle, en tant que victime. Elle met alors ainsi en exergue le décalage existant entre la langue du droit et la langue commune, décalage qui rejoue les rapports entre savoir et silence questionnés tout au long du roman.
Cette mise sous silence, Christine Angot l’a aussi subie de la part de ses proches : de ses partenaires, de sa mère et de son ex-mari, Claude. En plus de faire de ces aveux de faux-secrets, ce silence constitue un manquement, au droit d’abord, et au témoignage, ensuite.
La révélation à la mère de Christine Angot se passe en deux temps. C’est d’abord Marc, le compagnon de l’écrivaine à l’époque, qui le lui dit, en secret, ce qui ne change rien : « Le soir, elle ne m’a rien dit. On a dîné. On a regardé la télévision. On s’est couchées. » (p. 88). Plus tard, Christine Angot demande explicitement que cette annonce soit faite, sans que le résultat soit pour autant différent : « Ma mère n’a pas saisi la justice. Elle aurait pu porter plainte pour viol par ascendant. » (p. 92). Si l’écrivaine utilise ici le verbe « pouvoir », c’est le verbe « devoir » qui aurait dû, justement, être utilisé. Christine Angot étant mineure au moment des faits, et de son récit, sa mère avait l’obligation de signaler les faits, ce qu’elle ne fit pas.
La même inaction et le même silence sont opérés de la part de Claude, qui n’a rien fait alors qu’il avait entendu lors des retrouvailles de Christine et de son père, dans l’appartement au-dessus du sien, alors qu’elle était âgée de 26 ans, « des choses, des bruits » (p. 177), « le lit qui grince » (p. 179). Alors qu’il savait, avait compris, il ne l’a pas sortie de sa « prison » (p. 179), ni à ce moment-là, ni jamais. Cette inaction, Christine Angot la formule ainsi : « Tu as entendu, et as gardé ça pour toi. C’est un savoir que tu as gardé, Claude, pour toi, au lieu de le partager. Avec la police, par exemple. »(p. 180). Le savoir devient donc une arme utilisée par Claude envers elle, comme elle l’exprime également dans le documentaire Une famille (2024), dans lequel elle qualifie l’attitude de Claude comme étant de l’ordre d’une « prise de pouvoir », d’une « collaboration ».
Selon Angot, savoir et pouvoir sont liés dans les situations d’inceste : « Il y avaient ceux qui savaient, ceux qui ne savaient pas. Ça ne changeait pas grand-chose. Les uns pensaient que j’allais bien, parce que je ne l’avais pas dit, les autres, parce que je l’avais dit. » (p. 103). Dans l’inceste, il y a donc ceux qui ne savent pas et ne font rien, ceux qui savent et ne font rien non plus, et ceux qui savent, et font de ce savoir un pouvoir sur la victime. Ces derniers sont, dans le cas de Christine Angot, le père et Claude. Le savoir est aussi très lié au père par son statut de savant, qui lui permet de cultiver son image d’homme supérieur, par laquelle il justifie (à travers l’exemple des pharaons, présent à plusieurs reprises dans Le Voyage dans l’Est) les exactions commises sur sa propre fille, et donc son pouvoir.
inalement, nous pourrions envisager l’écriture de Christine Angot, dans Le Voyage dans l’Est comme une tentative d’interroger la littérature sur sa capacité à dire, à faire dire, l’indicible. En attestent les questionnements de l’écrivaine sur la manière de raconter, et les nombreuses hésitations qui participent de cette quête de soi :
Ce qui peut manquer, faire défaut, c’est l’historique. L’ordre. L’enchaînement technique des scènes. La logique de certains gestes. Tel week-end ou tel autre. C’est plus difficile à garantir. Parfois, j’y arrive. Gérardmer, la bouche. Le Touquet, le vagin. L’Isère, l’anus. La fellation, c’est venu tôt. Il n’y a pas de date. Ça arrive bientôt. C’était entre Gérardmer et Le Touquet. L’enchâssement n’est pas toujours certain. Il peut être approximatif et reconstitué. Le point de vue, à tel ou tel moment, est intact. (p. 36)
Cet ouvrage montre que le tabou de l’inceste n’est pas du côté des victimes, mais de la société. Comme Dorothée Dussy l’explique dans Le Berceau des dominations, dans ce qu’elle appelle le « système silence », le tabou ne porte pas sur le « faire » de l’inceste, mais sur le « dire ». D’une part, dire et penser l’inceste est ainsi rendu impossible ; d’autre part, toute révélation retombe aussitôt dans le silence, ce dont témoigne à sa façon Le Voyage dans l’Est.
À la lecture du Voyage dans l’Est, il semblerait que la révolution morale en cours ne saurait se passer d’une responsabilisation éthique et politique accrue de la justice comme de la société. Car pour faire cas et prendre soin des victimes, écouter ne suffit plus ; une prise de conscience collective semble nécessaire pour que ce que Christine Angot met au jour ne puisse plus se reproduire :
Mais ça pouvait être l’avocat, qui avait plaidé l’inceste consenti, en sachant que les actes avaient commencé quand elle avait dix ans, qui, devenu ministre quelques années plus tard, portait devant le Parlement une loi établissant à dix-huit ans un seuil de consentement. Avant dix-huit ans, le consentement à l’inceste était impossible, il le clamait dans les médias. Par un raisonnement a contrario, le consentement devenait possible après dix-huit ans. Et ça pouvait être tout un gouvernement, qui prenait le risque, ainsi, de légitimer le principe de l’inceste entre adultes, puis ça pouvait être les députés, qui votaient le texte à l’unanimité.(p. 213-214, nous soulignons)
Amélie Schickelé - étudiante du DU Lethica
Bibliographie :
- ANGOT Christine, L’inceste, Paris, Stock, 1999.
- DUSSY Dorothée, Le Berceau des dominations. Anthropologie de l’inceste [2013], Paris, Pocket, 2021.
- HAVERCROFT Barbara (2014), « Le refus du romanesque ?. Hybridité générique et écriture de l’inceste chez Christine Angot », dans temps zéro, nº 8. URL : http://tempszero.contemporain.info/document1146
- THOMAS Eva, Le Viol du silence, Paris, Aubier-Montaigne, 1986
Filmographie :
- ANGOT, Christine (réalisatrice). Une famille [VOD]. Nour Films, 2024, 81 minutes.