À l’entrée « Inceste » du Trésor de la langue française informatisé mis en ligne sur le site du CNRTL, on sera surpris·e de voir apparaître un bandeau d’avertissement, qui fait savoir à la lectrice ou au lecteur que, le TLFi étant un dictionnaire historique et une « œuvre close », « on ne peut s’attendre à ce que les articles du Trésor répondent dans chaque cas à nos besoins actuels ». Le dispositif, qui concerne environ une douzaine de mots (dont « antisémitisme », « nègre », « pédéraste », « gouine » et « homosexualité »), est révélateur d’une révolution morale opérée, au cours des dernières décennies, à la faveur de la reconnaissance sociale et médicale du traumatisme (Fassin & Rechtman, 2007), de l’émergence du paradigme victimaire (Apostolidès, 2003 ; Azouvi, 2024) et des revendications féministes portées par #MeToo et #MeTooInceste. L’avertissement témoigne ainsi du fait que la définition ayant cours aux XIXe et XXe siècles, recentrée sur une acception biologique et juridique de l’inceste comme sexualité (hétérosexuelle) entre parents ou alliés concernée par une interdiction matrimoniale, et les illustrations servant d’exemples, tirés de la Bible (les filles de Loth), de la mythologie (Phèdre) ou de la littérature (Lucrèce Borgia), peuvent paraître incomplètes ou inopérantes, inappropriées ou intempestives, aux yeux d’un public contemporain.
Les sciences humaines et sociales comme la littérature et les arts ont joué un rôle majeur dans la révision des définitions et des paradigmes à travers lesquels l’inceste était jusqu’alors pensé. L’inceste, c’est l’objet incontournable de l’anthropologie lévi-straussienne, de la psychanalyse freudienne et de la littérature depuis Sophocle, que les chercheuses et les chercheurs, ainsi que les autrices et les auteurs, depuis une vingtaine d’années environ (Dussy, 2013 ; Savoirs & Représentations, 2016 ; Brey & Drouar, 2022 ; Demartini, Doyon & Le Caisne, 2024), entreprennent de réinterroger dans une quadruple perspective scientifique, sociale, éthique et thérapeutique.
Dans le champ de l’anthropologie, Dorothée Dussy se demande en quoi la théorie structuraliste (représentée par Claude Lévi-Strauss, Françoise Héritier ou Maurice Godelier) et les règles de prohibition d’alliances, « offre[nt] des outils pour comprendre et documenter la situation d’inceste qui a été dévoilée en janvier dans La Familia Grande et celles qui ont été rapportées par milliers à la suite » (Brey & Drouar, p. 93), et en quoi elle permet aux victimes d’« aider à y voir clair » (ibid., p. 105). Productrices moins de transparence que « d’opacité sur l’inceste » (ibid.), ces théories qui choisissent de se situer du côté des principes de conduite plutôt que des situations réelles d’inceste tiennent leur « efficacité » de leur capacité à « nier, ou minimiser, ou désaggraver, la violence sexuelle intrafamiliale » (ibid., p. 100), ce dont le roman poétique de Lucile de Peslouän, Tout brûler (la ville brûle, 2024), se fait l’écho :
cette tante me donne sa définition – littérale – de l’inceste
l’inceste c’est quand on ne peut pas
épouser un membre de sa famille […]
elle argumente,
me dit que techniquement
mon père aurait eu le droit d’épouser Suzanne
il n’y a pas de lien de sang, c’est sa nièce par alliance
mais jusqu’où ira-t-on pour défendre l’indéfendable ? (p. 45)
Dans le domaine de la psychanalyse, le dépouillage des archives Freud (Masson, 1984) a apporté un nouvel éclairage sur les circonstances d’abandon de la « théorie de la séduction » (de l’enfant par l’adulte) au profit du « complexe d’Œdipe ». Après avoir observé que les patientes « hystériques » avaient presque toutes subi des violences sexuelles durant leur enfance, Freud, sous la pression de la société viennoise, voire de l’historique familial (Clavier, 2022, p. 22 ; Cée, 2024, p. 59), renie sa première hypothèse, à savoir l’idée que les symptômes pouvaient être liés à un traumatisme réel, pour basculer entièrement du côté du fantasme. La doxa psychanalytique aurait ainsi tendance à évincer la réalité des abus et « la violence objective des commencements » (Lempert, 2017, p. 178), ce qui conduit à une mise en doute institutionnelle et systématique de la parole et de l’expérience des victimes, dans une forme de violence symbolique et secondaire à laquelle Eva Thomas dans Le Viol du silence (1986) dit s’être heurtée :
Le psychothérapeute qui brandit la théorie freudienne, avec sa tête envahie par le fantasme, avec ses oreilles bouchées qui refusent ces paroles de vérité : « Mon père a couché avec moi ! », « Mon père m’a violée, mon père me forçait à le masturber, mon père me frappe et me viole. » Non ! il n’entend pas, non il ne peut pas vous entendre, puisqu’il est occupé à lire dans votre inconscient que vous avez rêvé, que vous prenez vos fantasmes pour des réalités, comme les autres : une affaire banale de complexe d’Œdipe, de la routine. Et si vous persistez, si vous répétez inlassablement votre vérité, il vous enfermera avec quelques belles étiquettes psychiatriques qui vous colleront à la peau jusqu’au cimetière. (p. 145)
En somme, les recherches et la littérature contemporaines semblent actuellement lancées dans une entreprise de remise en question des savoirs, accusés de faire écran à la réalité de l’inceste, voire d’être devenus des idées reçues qui entretiennent l’aveuglement collectif et le déni social sur lesquels se fondent le « système inceste » (Dussy) et la « culture de l’inceste » (Brey & Drouar).
Si l’inceste relève de l’interdit, celui-ci porte moins sur le faire que sur le dire : selon Dorothée Dussy dans Le Berceau des dominations, dans « cet ordre social qui interdit théoriquement l’inceste mais où il est pratiqué couramment » (Dussy, 2013, p. 378) qu’elle nomme « système inceste », seule compte « la règle qui impose que rien ne soit “dit” et que tout soit “tu” » (ibid., p. 247). Les archives judiciaires dépouillées par Zélie Pemerle (Université Paris-Saclay), présentées lors de sa conférence « Le silence dans les récits d’incestes : restitution de discours et enquête historique, France, 1940-2003 », montrent d’ailleurs combien le silence fait partie intégrante de la pensée et de la grammaire de l’inceste. Dans cet ordre contradictoire « qui admet l’inceste mais interdit qu’on en parle, interdit qu’on y fasse référence, interdit qu’on y pense » (Dussy, p. 382), celui-ci est ainsi décalé du domaine du tabou à la sphère du secret. Mais l’inceste relève en réalité des « secrets de Polichinelle » (ibid., p. 246) : ni la famille, ni la société, n’ignorent la réalité et l’ampleur des violences et des viols intrafamiliaux – on sait aujourd’hui, grâce au travail de la Ciivise 1 (Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants) et du juge Durand (Durand, 2024) que l’inceste touche environ 160 000 enfants et concerne 1 Français sur 10, selon le dernier sondage Ipsos (2023). De là une seconde révision : face à ces chiffres, peut-on encore parler de « faits divers », d’« affaire privée » ? C’est ce que réfute Christine Angot dans Quitter la ville (Stock, 2000, p. 172) : « Je ne raconte pas. Je ne raconte pas mon histoire. Je ne raconte pas une histoire. Je ne débrouille pas mon affaire. Je ne lave pas mon linge sale. Mais le drap social. » C’est aussi une analyse sociale qu’entendent mener les contributrices et contributeurs du collectif dirigé par Iris Brey et Juliet Drouar, pour qui l’inceste, parce qu’il « structure notre société » (Brey & Drouar, p. 16), relève d’une culture, au même titre que la « culture du viol ».
On pourrait croire que #MeToo, (trop) rapidement associé à un mouvement de libération de la parole, a effrité le « système silence » qui garantit la protection et la reconduction de l’inceste. Or chaque révélation publique, de l’apparition d’Eva Thomas sur le plateau des Dossiers de l’écran (1986) au procès Pélicot de Mazan (2024), chaque publication, de L’Inceste de Christine Angot (1999) à Triste Tigre de Neige Sinno (2023), révèle une dynamique plus ambiguë, entre évolution et répétition. L’accueil très polarisé réservé à L’Inceste, soupçonné de n’être qu’un « bluff médiatique » (Quitter la ville, p. 27), et au Voyage dans l’Est, couronné du prix Médicis en 2021 là où le texte de 1999 avait provoqué un vif débat parmi le jury du Femina, témoigne d’une transformation des mœurs et des sensibilités, qui font montre d’une attention accrue aux souffrances des victimes. Il paraît aujourd’hui difficilement imaginable de voir se reproduire les scènes d’humiliations et d’insultes subies par Christine Angot sur le plateau de Thierry Ardisson et à l’antenne du Masque et de la Plume au tournant du siècle – rien de tel, par exemple, pour Camille Kouchner ou Neige Sinno.
Mais l’indignation collective et l’émotion publique semblent avoir un revers pernicieux lucidement exposé par Charlotte Pudlowski dans son essai Ou peut-être une nuit (Grasset, 2021) et Cécile Cée dans Ce que Cécile sait. Journal de sortie d’inceste (Marabout, 2024) : faute de véritable prise de conscience collective, sociale et politique, chaque sortie du secret s’enlise dans l’oubli, et le silence, voire le déni, se réinstalle. Le dévoilement d’affaires d’inceste, comme l’affaire Duhamel, entraîne une salve de promesses politiques et de mesures juridiques avant tout symboliques. Par exemple, le retour du mot « inceste » dans le Code pénal, disparu depuis 1791, selon plusieurs juristes, s’il remet un mot sur la chose et permet de qualifier un crime sans nom, n’ajoute en revanche rien à la législation antérieure, comme l’a souligné Benoît Le Dévédec (Panthéon Assas) lors de sa conférence « L’inceste, premier et dernier tabou du droit ». En l’absence de moyens alloués à la prévention et d’une réflexion sociale de fond, le statu quo risque d’être maintenu, comme le pressent Charlotte Pudlowski :
En quelques mois ils [le secrétaire d’État à la protection de l’enfance, la première dame, le garde des Sceaux et le Président de la République] avaient légiféré, tout en laissant de côté plusieurs enjeux fondamentaux, à commencer par la possibilité d’améliorer la prévention. Et surtout en refusant de faire le lien avec les structures sociétales profondes qui sous-tendent ces violences et les légitiment chaque jour. En faisant preuve de méfiance (de lucidité ?), on pourrait même se demander s’ils n’ont pas légiféré si vite pour mieux mettre le sujet de côté, discrètement, le reposer avec délicatesse dans un tiroir, et faire coulisser celui-ci lentement jusqu’à l’obscurité, puis l’oubli. (Pudlowski, p. 172-173)
C’est ce dont se moque avec impertinence et amertume Lucile Novat dans De grandes dents, qui écrit de l’autre côté du miroir, après la publication des conclusions de la Ciivise, ignorées, voire retournées par celui qui l’avait pourtant mandatée :
Suites de la mobilisation ? Pour l’heure, aucune des préconisations n’est encore appliquée […] ; la Ciivise 2 annonce qu’elle s’élargira notamment à la question des mineurs. Hum, on sent la douille, le retour de bâton qui se prépare. […] Astucieux tour de passe-passe, qui envoie chier tous les enfants qui avaient cru qu’enfin on les protégerait des adultes, pour substituer à cette promesse un combat plus confortable. […] Quand il [Emmanuel Macron] invoque son Grenelle des violences conjugales, ce n’est pas pour demander un pareil engagement contre les violences sur les mineurs mais contre la « violence des mineurs ». Il le dit depuis l’été dernier : « Notre pays a besoin d’un retour de l’autorité à chaque niveau, et d’abord dans la famille. » Ciao le grand mouvement de politisation de l’enfance. (Novat, p. 106-107)
Cécile Cée, quant à elle, nous invite à réfléchir au caractère pernicieux des « “je te crois” » et autres « mantras ». Non seulement ils « font comme si la pensée de l’inceste était là, depuis toujours, et qu’il suffisait que les victimes se mettent à parler pour que magistralement les méchants soient punis et les témoins-complices absous de leur inaction » (Cée, p. 199), mais surtout ils font comme si l’émotion, l’écoute et la croyance construisaient une position morale suffisante, là où l’éthique réside au contraire dans l’action, selon l’autrice qui rappelle au narrataire que « Je te crois est un verbe d’action ».
Parallèlement à cette réflexion menée du côté des sciences humaines et sociales, la littérature et les arts s’en prennent aussi à leurs propres représentations, à leurs propres traditions. C’est que l’inceste, en effet, constitue un topos de premier plan, de l’Antiquité au XXe siècle. « Passion tragique » ou « amour interdit », « inceste heureux » ou « consenti » présenté comme une tentation évitée au XVIIIe siècle (Bahier-Porte & Volpilhac-Auger, 2016), un crime historique mobilisé sur la scène romantique, une fatalité sociologique chez les naturalistes et une histoire sans nom dans la littérature décadentiste fin-de-siècle, l’inceste passe pour un réservoir de récits et un condensé de romanesque, qui conduit notamment Marguerite Yourcenar à écrire pour la postface d’Anna, soror… (Gallimard, 1981) que l’inceste, sujet poétique par excellence, est « vite devenu pour les poètes le symbole de toutes les passions sexuelles d’autant plus violentes qu’elles sont plus contraintes, plus punies et plus cachées » (ibid., p. 108).
L’inceste, comme le viol, a toujours posé un problème d’ordre moral à la représentation littéraire, en témoigne le commentaire métadiscursif de Barbey d’Aurevilly dans l’une des nouvelles des Diaboliques (1874), « La Vengeance d’une femme » :
Cependant, si on veut bien y regarder, la littérature n’exprime pas la moitié des crimes que la société commet mystérieusement et impunément tous les jours, avec une fréquence et une facilité charmantes.
Demandez à tous les confesseurs […]. Demandez-leur le nombre d’incestes […] enterrés dans les familles les plus fières et les plus élevées, et voyez si la littérature, qu’on accuse tant d’immorale hardiesse, a osé jamais les raconter, même pour en effrayer ! […]
La pauvre littérature ne saurait même par quel bout prendre de pareilles histoires pour les raconter. (p. 309-310)
La littérature ultracontemporaine aborde cependant les problèmes que posent la et les représentation(s) de l’inceste sous un angle légèrement différent. La difficulté est d’abord de savoir comment raconter, question qui sera soulevée lors de la journée d’études « Actualités des récits d’inceste (1986-2025) : enjeux génériques, éthiques et médiatiques » organisée le 10 juin à l’Université de Strasbourg dans le cadre du projet postdoctoral « Le récit à l’épreuve de l’inceste (XIXe-XXIe siècle) » mené au sein de l’ITI Lethica. Mais le problème est aussi généalogique et intertextuel : dans leur propre questionnement esthétique et éthique, les récits d’inceste se heurtent aux narrations déjà-là, qui imprègnent la mémoire des lectrices et des lecteurs, et biaisent leurs représentations, voire empêchent de reconnaître l’inceste. Aussi plusieurs récits se rencontrent-ils dans leur croisade menée contre un certain imaginaire littéraire, accusé de donner de l’inceste une image stéréotypée : le « scénario Zola », par exemple, est particulièrement visé par des narratrices qui soulignent son rôle dans la reconduction de clichés sur l’inceste, cette « tragédie commune subie par les femmes et les enfants qui dérive par la suite en destinées condamnées à la maltraitance, à la prostitution, à la dépression et à des morts prématurées et violentes » (Sinno, p. 209). Ce cliché sociologique empêcherait de voir que les violences incestueuses n’ont pas de classe et se commettent aussi chez les bourgeois, comme le rappelle Sophie Chauveau dans La Fabrique des pervers (Gallimard, 2016, p. 58) : « On sait qu’elles existent mais on les situe du côté de Zola. Chez les nantis, le secret est mieux gardé mais tout aussi meurtrier ». D’autres textes, comme l’essai de Lucile Novat, relisent les classiques que l’on croyait connus, pour que, de l’exercice herméneutique ainsi proposé, surgissent les œillères à l’origine du malentendu interprétatif enrayant l’identification de l’inceste dans Le Petit Chaperon rouge.
Aussi l’éthique des récits d’inceste se pense en partie comme une éthique de la relecture et du contre-récit, opposant aux narrations-écrans une intertextualité élective et commentée et une intratextualité militante, couplée à une pratique assidue d’une interdisciplinarité mise en œuvre dans l’écriture même. En effet, non content·es de se citer les un·es les autres, les écrivain·es évoquent régulièrement les ouvrages de sociologie, d’anthropologie, de droit, d’histoire ou de psychanalyse qui, en résonance avec leur expérience, ont nourri la conception et inspiré l’écriture de ces récits souvent aussi citationnels que personnels : Neige Sinno s’appuie sur Camille Kouchner et Christine Angot comme sur les travaux de Jean Hatzfeld sur le génocide rwandais (p. 97, 101 et 191) ; Sophie Chauveau salue Christiane Rochefort (« Merci à Christiane Rochefort de m’avoir appris via La Porte du fond, que les filles n’étaient pas les seules victimes », p. 50) et réfléchit la « confusion des langues » avec Sandor Ferenczi ; Lucile de Peslouän utilise en guise d’exergue des citations d’Eva Thomas et de Sophie Chauveau, avant de remercier en fin d’ouvrage Dorothée Dussy. Contre les représentations topiques de l’inceste, ces lectures semblent donner les moyens de construire cette « perspective qui produit de la lisibilité », voire de l’intelligibilité, qu’évoque Neige Sinno (p. 98).
En outre, ces récits s’inscrivent en faux contre les définitions usuelles de l’inceste comme « relations sexuelles », dont le TLFi, évoqué en ouverture, garde par exemple la trace. L’inceste, dans ces récits, ne saurait se limiter à l’événement sexuel (viol, agression, attouchement) auquel on le réduit. Il englobe toute une dynamique ou une « mécanique », pour reprendre le sous-titre du film d’Hélène Merlin (2025), c’est-à-dire une structure familiale dysfonctionnelle mais donnée par ses membres pour normale, marquée par une confusion généralisée et entretenue des identités, des places, des affects et des mots, qui prépare le passage à l’acte vers le viol ou l’agression sexuelle. C’est, par exemple, le rituel du pipi collectif dans l’herbe à l’ouverture de La Familia Grande, qui raconte l’ambiance de permissivité soixante-huitarde de Sanary où, autour de la piscine, enfants, adolescent·es et adultes évoluent dans une atmosphère hypersexualisée ; c’est l’absence de verrous et d’espace intime dans les maisons de Tout brûler de Lucile de Peslouän ou de Cassandre d’Hélène Merlin ; ce sont les relations fusionnelles frère-sœur dans Petite sœur de Marie Nimier (2022) ou mère-fille chez Camille Kouchner ; ce sont aussi les hiérarchies familiales verticalisées de Rien ne s’oppose à la nuit (Vigan, 2016) et de Ce que Cécile sait, où celui qui commande (le père, le plus souvent), dicte à chacun·e son identité et sa conduite. Parce qu’il n’y a selon elle pas lieu de penser l’inceste hors du contexte dans lequel il s’inscrit et qui le conditionne, Cécile Cée propose de lier plutôt que de dissocier « inceste » et « incestuel », notion empruntée au psychiatre et psychanalyste Paul-Claude Racamier, qui la définit ainsi dans L’Inceste et l’Incestuel (Dunod, 1999, p. XIII-XIV) :
L’incestuel, c’est un climat : un climat où souffle le vent de l’inceste, sans qu’il y ait inceste. […] Or l’incestuel n’est pas forcément génital, mais ne s’arrête pas non plus au fantasme ; c’est un registre qu’il désigne – celui de l’incestualité – qui se substitue à celui du fantasme et se tourne vers la mise en actes ; certes il peut inclure l’activité proprement incestuelle, mais cette inclusion n’est ni nécessaire, ni suffisante […]. Incestuel qualifie donc ce qui, dans la vie psychique individuelle et familiale porte l’empreinte de l’inceste non-fantasmé, sans qu’en soient nécessairement accomplies les formes génitales.
Dans son rapport de 2023, la Ciivise préconise d’intégrer l’incestuel à la définition et au repérage de l’inceste, dans la mesure où les violences et les conséquences qu’il génère sont proches. Est donnée pour ce faire une liste de douze critères, dont la présence de deux d’entre eux indique un climat incestuel :
La non-autorisation à penser par soi-même ; l’intrusion dans l’intimité ; la confusion des places ; les confidences concernant la vie affective et sexuelle ; la proximité physique excessive ; l’attention excessive au corps du jeune ; la promiscuité ; l’attention excessive à la sexualité du jeune ; la sexualité par procuration ; le non-respect d’un lieu intime pour la toilette du jeune ; l’exhibition ; le fait de dormir dans la chambre parentale. (Rapport de la Ciivise, p. 129)
Défini comme un « registre » qui affecte les comportements et la psyché, l’incestuel pourrait offrir un nouvel outil aux études littéraires sur l’inceste, à intégrer entre autres à l’analyse des scripts narratifs, des scénarios familiaux et affectifs, des séquences descriptives ou des représentations de la vie intérieure. Il permettrait en outre de porter un autre regard sur les œuvres du passé, en ouvrant à de nouvelles approches historiques et pluridisciplinaires de la famille, comme a pu le proposer Cyril Chervet au sujet de Molière (« Molière, de l’inceste à l’incestuel », in Bahier-Porte & Volpilhac-Auger, 2016). Siècle du triomphe de la vie privée et de la bourgeoisie (Ariès, Duby & Perrot, 1987), progressivement refermées sur l’intérieur, devenu le réceptacle de tous les secrets, le XIXe siècle pourrait constituer un observatoire privilégié des dynamiques incestueuses et incestuelles ayant cours dans la famille bourgeoise postrévolutionnaire, devenue, comme l’écrit Michel Foucault dans le premier tome de l’Histoire de la sexualité (La Volonté de savoir [1976], 2021), « un foyer d’incitation permanente de la sexualité » (p. 144) où plane le spectre de l’inceste.
Bibliographie indicative :
- Jean-Marie Apostolidès, Héroïsme et victimisation, Paris, Exils, 2003.
- Philippe Ariès et Georges Duby (dir.), Histoire de la vie privée. 4. De la Révolution à la Grande Guerre [1987], volume dirigé par Michelle Perrot, Paris, Seuil, 1999.
- François Azouvi, Du héros à la victime : la métamorphose contemporaine du sacré, Paris, Gallimard, 2024.
- Christelle Bahier-Porte et Catherine Volpilhac-Auger (dir.), L’Inceste : entre prohibition et fiction, Paris, Hermann, 2016.
- Iris Brey et Juliet Drouar (dir.), La Culture de l’inceste [2022], Paris, Seuil, 2024.
- Bruno Clavier, Ils ne savaient pas, Paris, Payot, 2022.
- Emmanuelle Demartini, Julie Doyon et Léonore Le Caisne (dir.), Dire, entendre et juger l’inceste du Moyen Âge à nos jours, Paris, Seuil, 2024.
- Dire l’inceste, revue Sociétés & Représentations, n° 42, 2016/2.
- Édouard Durand, 160 000 enfants. Violences sexuelles et déni social, Paris, Gallimard, 2024.
- Dorothée Dussy, Le Berceau des dominations [2013], Paris, Pocket, 2021.
- Didier Fassin et Richard Rechtman, L’Empire du traumatisme. Enquête sur la condition de victime, Paris, Flammarion, 2007.
- Michel Foucault, Histoire de la sexualité. I. La Volonté de savoir [1976], Paris, Gallimard, 2021.
- Fabienne Giuliani, Les Liaisons interdites. Histoire de l’inceste au XIXe siècle, Paris, Presses Sorbonne Université, 2014.
- Françoise Héritier, Les Deux Sœurs et leur mère. Anthropologie de l’inceste, Paris, Odile Jacob, 1994.
- Françoise Héritier, Boris Cyrulnik et Aldo Naouri (dir.), De l’inceste, Paris, Odile Jacob, 1994.
- Véronique Lochert, Zoé Schweitzer et Enrica Zanin, La Fiction face au viol, Paris, Hermann, 2024.
- Jeffrey Masson, Enquête aux archives Freud, des abus réels aux pseudo-fantasmes, Paris, L’Instant Présent, 2024. Traduit de l’anglais : The Assault on Truth: Freud’s suppression of the seduction theory, New York, Farrar, Straus and Giroux, 1984.
- Paul-Claude Racamier, L’Inceste et l’incestuel, Paris, Dunod, 1999.
Œuvres citées :
- Christine Angot, L’Inceste, Paris, Stock, 1999.
- Christine Angot, Quitter la ville, Paris, Stock, 2000.
- Christine Angot, Le Voyage dans l’Est, Paris, Flammarion, 2021.
- Jules Barbey d’Aurevilly, Les Diabobliques [1874], Paris, Le Livre de Poche, 1999.
- Cécile Cée, Ce que Cécile sait. Journal d’une sorte d’inceste, Paris, Marabout, 2024.
- Sophie Chauveau, La Fabrique des pervers, Paris, Gallimard, 2016.
- Camille Kouchner, La Familia Grande, Paris, Seuil, 2021.
- Marie Nimier, Petite sœur, Paris, Gallimard, 2022.
- Lucile Novat, De grandes dents. Enquête sur un petit malentendu, Paris, La Découverte, 2024.
- Lucile de Pesloüan, Tout brûler, Paris, La ville brûle, 2024.
- Charlotte Pudlowski, Ou peut-être une nuit, Paris, Grasset, 2022.
- Christiane Rochefort, La Porte du fond, Paris, Grasset, 1988.
- Neige Sinno, Triste Tigre, Paris, POL, 2023.
- Eva Thomas, Le Viol du silence [1986], Paris, J’ai lu, 1999.
- Delphine de Vigan, Rien ne s’oppose à la nuit, Paris, JC Lattès, 2011.
- Marguerite Yourcenar, Anna, soror… [1981], Paris, Gallimard, 1991.