Les affect studies sont un champ de recherche né aux États-Unis dans les années 1990 grâce aux travaux de Silvan Tomskin, Eve Kosofsky-Sedgwick et Brian Massumi (rejoints dans un deuxième moment par Adam Frank, Sianne Ngai, Lauren Berlant et Sara Ahmed). Groupe hétérogène autant dans les objets d’études que dans les théories ou dans les méthodes, ces chercheurs ont en commun la volonté de repenser les catégories épistémologiques par lesquelles on aborde la littérature, afin de mettre en avant la relation individuelle et interpersonnelle des lecteurs au texte, bien plus que l’interprétation qu’on peut donner de ce dernier. Au lieu de considérer le corps comme un outil accessoire et parfois même inutile à la connaissance de l’œuvre, la théorie des affects place le ressenti (du plus subtil au plus viscéral) au centre de ses préoccupations, en se proposant d’interroger les interférences entre la sphère corporelle et le monde sensible.
Elle se présente dès lors comme une discipline irrévocablement interdisciplinaire : si les questions qu’elle se pose sont d’ordre politique, sexuel, de genre, de race et de classe, c’est la revendication d’un ancrage dans l’expérience ordinaire qui les oriente vers une direction éthique évidente. Foncièrement personnel et inévitablement social, l’affect est analysé non seulement en termes humains (ou animaux), mais aussi dans le rapport ambivalent qu’il entretient au fil de l’histoire avec la technique ou la technologie. Plutôt que de se façonner une construction théorique unique et totalisante, les penseurs en affect studies visent à creuser les espaces restés peu explorés dans le partage conceptuel (parfois réducteur) entre le soi et le monde.
Au sein de ce courant se réunissent ainsi tantôt les réflexions sur le corps et sa relation avec l’environnement (embodiment theory), tantôt celles sur les rapports entre intelligence artificielle et biologie (cyberfeminism et posthumanism), tantôt les approches néo-matérialistes (cultural studies), tantôt encore celles issues de l’activisme queer et antiraciste (crip theory et critical race studies). Si chacune de ces branches s’intéresse à ce que peut un corps lorsqu’il rentre en contact avec le monde et les autres, la variété des perspectives rend difficile de tracer un cadre disciplinaire cohérent et hiérarchisé, ne laissant émerger que deux lignées principales et héritières l’une de Deleuze, l’autre du féminisme anglo-américain. En s’inspirant de Spinoza et de sa conception de l’affect en tant qu’intensité autonome non dépendante du sujet, du mobile ou de la fonction, le philosophe français et ses successeurs préconisent l’existence d’une force capable d’engendrer un puissant champ de relations. Par leur caractère non utilitaire (elles ne sont orientées vers aucun but) et non linéaire (elles ne peuvent pas être cumulées), ces relations seraient à même d’agir comme un aimant et de redistribuer les forces déjà en place dans nos vies. . Quant au féminisme, son apport le plus immédiat à la théorie des affects vient de l’activisme et d’une réflexion toujours portée sur le lien entre vécu individuel et collectif. En comprenant l’affect comme l’un des phénomènes culturels les plus transversaux, les représentantes de cette branche lui attribuent le pouvoir de laisser une trace dans les objets et dans les corps dont il émane ou qu’il atteint. Dans une perspective matérialiste, cela implique d’identifier les structures de pouvoir qui règlent les affects au sein d’un groupe donné, pour montrer qu’ils ne se limitent pas à enregistrer un phénomène vécu individuellement, mais s’impriment dans les lieux, les discours et les relations en les rendant plus ou moins habitables.
Le lien le plus évident entre la théorie des affects et la littérature apparaît si l’on considère la première comme une forme de postcritique, ou du moins comme une réponse à la méfiance manifestée par des courants tel que le structuralisme vis-à-vis de notions comme la subjectivité, l’émotion ou encore le plaisir. En plaidant pour la remise en cause du binarisme intérieur-extérieur, surface-profondeur ou auteur-lecteur, ce courant s’intéresse à la manière dont les émotions traversent, sans jamais s’y installer, des textes et des contextes parfois très éloignés. Plutôt que des phénomènes purement psychologiques, les affects sont le lieu de médiation entre des corps se trouvant dans un même espace géographique (une salle de cours) ou virtuel (une scène de roman). Une fois accepté qu’on ne puisse ni posséder ni se débarrasser de ces affects, il est possible de revenir sur l’axiologie qui les voudrait mis au deuxième rang par rapport à la raison ou à l’intellect. On découvrira alors, suggèrent les théoriciens, que le primat de ces deux notions est le fruit d’une culture masculine et occidentale qui a cantonné la diversité (de genre, de race ou de classe) au domaine des émotions, jugé facile et naïf. Pour se réapproprier le potentiel éthique et heuristique des affects, il est donc moins important d’en prouver le caractère rationnel ou fonctionnel que de rompre le binarisme corps-esprit en soulignant que toute expérience de connaissance est irrévocablement « située » (l’expression est de Donna Haraway).
D’un point de vue méthodologique, cette attitude se traduit souvent dans le croisement de la spéculation philosophique avec l’autobiographie ou la fiction – voire la science-fiction – afin de montrer que même les discours apparemment les plus détachés et objectifs demeurent ancrés dans des expériences vécues. Entre récit et récit factuel, la théorie des affects se voue à un projet de reconceptualisation pratique des sciences humaines : puisqu’elles concernent avant tout la production de sens ou de représentations, ces disciplines doivent être abordées dans leurs relations mutuelles et considérées comme capables de fournir des alternatives créatrices aux discours institutionnels ou institutionnalisants. La littérature devient ainsi le lieu par excellence où passer d’une réflexion ayant pour objectif de « faire cas » à une réflexion qui parte de ce même cas pour développer une éthique du « prendre soin ».
Or, l’un des problèmes soulevés par une telle approche consiste dans l’idée selon laquelle la sphère des affects ne serait nullement concernée par le jugement, l’intention ou la cognition. Certes, en revendiquant l’appartenance des émotions à d’autres champs que celui du langage ou de la raison instrumentale, la théorie des affects nous présente les corps comme des objets publics circulant au sein d’un espace qui peut les faire émerger tout comme les occulter. Mais elle présuppose également que ces corps se trouvent dans un régime séparé et hiérarchiquement supérieur aux esprits : si sa vocation holistique s’éloigne alors de toute révolution morale et cède la place au même dualisme qu’elle conteste par ailleurs, sa vocation éthique se heurte à l’hostilité affichée à l’égard des projets politiques qui sont formulés d’emblée à partir de théories ou raisonnements intellectuels, et non pas à partir d’une émotion personnelle ou d’une expérience vécue élargies à l’échelle universelle.