Se situant à la croisée de l’analyse théorique du soin développée dans Les Classiques du soin et de l’approche plus pratique exposée dans Les Humanités médicales, Devenir médecin condense ces deux perspectives en les articulant à une analyse approfondie du film Barberousse, offrant ainsi une réflexion incarnée sur la formation des soignant·es.
Si les humanités médicales trouvent leur place au sein des facultés de médecine, cet ouvrage puise ses racines dans les cours d’éthique du soin que Céline Lefève y dispense depuis 2005, en mobilisant le cinéma comme outil pédagogique.
Dans son approche philosophique de la pratique médicale, Lefève défend une conception de la médecine comme un art du soin, mettant l’accent sur le care et l’intégration de l’expérience du malade dans la formation des soignant·es. Ainsi, cet ouvrage veut « montrer l’apport de la narration et de la fiction cinématographiques à la formation au soin, à la réflexion éthique sur ses valeurs, ses fins et ses difficultés » (p. 6).
Avant d’analyser en détail Barberousse, Lefève montre que la question du soin traverse toute l’œuvre de Kurosawa. Plusieurs de ses films abordent en effet la relation soignant·e-soigné·e sous différents angles : L’Ange ivre (1948) dépeint la difficulté d’un médecin à soigner un patient refusant les traitements ; Duel silencieux (1949) raconte l’histoire d’un chirurgien militaire atteint de syphilis, qui cache sa maladie et sombre dans la solitude ; Vivre (1952) adopte le point de vue du malade en suivant les derniers jours d’un homme atteint d’un cancer. Ce détour permet ainsi d’inscrire Barberousse dans une réflexion plus large sur l’acte de faire cas dans la pratique médicale chez Kurosawa.
Barberousse : un récit de formation au soin
Publié aux PUF en 2005, Devenir médecin illustre la démarche de la formation médicale à travers l’analyse approfondie du film Barberousse (1965) d’Akira Kurosawa. Ce film met en abyme la formation clinique même : Yasumoto, jeune médecin formé à la médecine occidentale et promis à un poste prestigieux, se retrouve affecté dans un dispensaire modeste. Sous la direction du docteur Barberousse, il est confronté à une diversité de situations cliniques, chaque rencontre avec un·e patient·e devenant une expérience formatrice.
Son apprentissage ne repose donc pas sur l’acquisition de savoirs théoriques, mais sur des cas de conscience où chaque interaction avec la personne malade l’amène à un exercice fondamental du soin : le décentrement. Il apprend ainsi à suspendre son savoir objectif pour se mettre à l’écoute des patient·es, à passer du traitement de la maladie à la prise en charge des malades.
C. Lefève met en évidence plusieurs thèmes essentiels du soin explorés dans le film :
Folie, éros et science : Yasumoto est confronté à la folie et au corps féminin, interrogeant une approche médicale qui, en objectivant les symptômes, risque d’éclipser la subjectivité de la patiente et d’entraver sa relation avec elle.
La mort : Le film illustre la transition d’une médecine purement savante à une médecine relationnelle, où la confrontation à la mort devient une épreuve essentielle pour Yasumoto.
L’enfance et la misère : La pauvreté y est présentée comme une cause première des maladies, et l’enfance comme l’âge de la plus grande vulnérabilité. Cette réalité conduit à interroger la fonction sociale du médecin face aux inégalités. Surgit alors la notion de triage social, là où le médecin se confronte aux limites qui lui sont externes et qui peuvent empêcher le soin.
Chaque rencontre avec les patientes devient un moment clé de la formation du jeune docteur, l’amenant à remettre en question ses certitudes en faveur d’une pratique clinique plus attentive à la personne malade, à son histoire et à ses besoins. C’est dans la rencontre que Yasumoto accède à un savoir médical plus humain et complet.
À travers son analyse du film, Lefève met en avant un concept central : Barberousse ne se limite pas à raconter un récit de formation, il constitue une véritable formation au récit. La rencontre avec chaque patient·e n’est pas une simple digression, mais le fondement même de la formation de Yasumoto (p. 19). Cela transparaît également à travers les techniques cinématographiques, qui accordent une attention prolongée aux personnages secondaires — les patient·es — en les inscrivant au cœur du récit et en leur conférant une importance qui n’a rien d’accessoire. Comme l’affirme l’autrice : « Barberousse fait donc le récit d’une formation au récit. De sorte qu’une autre thèse profonde affleure : le soin requiert un récit » (p. 19).
Enfin, nous soulignons la présence en conclusion de l’ouvrage d’une filmographie précieuse sur le soin au cinéma, où l’on trouve une sélection de films et documentaires abordant divers aspects du soin, tant du point de vue des soignants que des soignés.
Francesca Cassinadri - Configurations Littéraires