L’ouvrage d’Alexandre Pachulski, graphiste, docteur en informatique et entrepreneur dans le domaine du numérique, se distingue d’abord par sa belle facture. Sous sa couverture et par-delà son sommaire imitant des circuits électroniques, on retrouve, d’une partie ou d’un chapitre à l’autre, les mêmes codes visuels : textes et images sont mis en regard tandis que des extraits de « séquences cultes » sont présentés et commentés en violet ; chaque chapitre s’achève par ailleurs sur un portrait d’écrivain (Philip K. Dick, Isaac Asimov, Jonathan Nolan) ou de cinéaste (George Lucas, Steven Spielberg, Ridley Scott, Stanley Kubrik, les Wachowski) « en cinq étapes », et la visée didactique se manifeste régulièrement dans les chronologies ou les listes de dix « questions à se poser » et « points à retenir ». Le parcours proposé en quatre temps (« Qu’est-ce que l’intelligence artificielle ? », « L’IA dans la cité », « L’IA en quête d’humanité », « L’IA est-elle une menace pour l’humanité ? ») s’avère également très pédagogique, en particulier dans les deux premières parties qui vulgarisent l’histoire et les principaux usages de l’intelligence artificielle dans les domaines économiques, médicaux, sanitaires et sociopolitiques. Les exemples privilégiés (Robocop de Paul Verhoeven, Minority Report de Ridley Scott, d’après une nouvelle de Philip K. Dick, Chappie de Neill Blomkamp, les séries télévisées Person of Interest, Black Mirror, Real Humans et Westworld…) sont à chaque fois pertinents pour illustrer l’importance de l’intelligence artificielle dans la surveillance policière, la prévention sanitaire, le développement de la robotique et les collaborations croissantes entre humains et machines. Cependant, dès qu’il s’agit de prêter à l’IA des aptitudes réflexives, affectives ou créatives, les analyses proposées se révèlent bien moins convaincantes, dans la mesure où l’auteur peine à adopter un point de vue véritablement critique. Les questions structurant chaque chapitre (« L’IA peut-elle nous aider à mieux nous connaître ? », « Une IA peut-elle aimer et être aimée ? », « Une IA peut-elle être créative ? », « Une IA peut-elle oublier qu’elle est artificielle ? », « Une IA peut-elle désobéir aux ordres ? ») deviennent alors plus rhétoriques que jamais, et les réponses affirmatives qu’elles reçoivent tendent à omettre la nature précisément fictionnelle des illustrations présentées, où des films et des épisodes de séries deviennent ici autant de preuves du brouillage croissant des frontières entre machines et humains. Certes, des longs métrages comme Blade Runner de Ridley Scott (1982), L’homme bicentenaire de Chris Colombus (2000), Her de Spike Jonze (2013), Zoe de Drake Doremus (2018) explorent avec brio les illusions et les affres de la confusion entre androïdes et humains, mais ces œuvres de science-fiction ne sont pas pour autant des documents anticipant le futur, et la tentation qu’y éprouvent des robots dotés d’IA à se prendre pour des humains ne saurait inversement justifier la facilité avec laquelle l’auteur assimile, de son côté, nos fonctionnements biologiques et psychologiques à de simples mécaniques physiques ou à des programmations informatiques. Si l’humain n’était qu’ensemble de données et apprentissage guidé sur un socle de conditionnements, alors son éducation intellectuelle et morale, sa santé physique et mentale et la gestion de ses relations personnelles, sociales et professionnelles pourraient sans doute être confiées à des intelligences artificielles ; mais en acceptant assez promptement et sans défiance que de tels projets et usages de l’IA puissent être mis en œuvre dans un souci d’optimisation, l’auteur dévoile assez benoîtement la logique fondamentalement économique et managériale qui sous-tend son intérêt pour le sujet (cofondateur d’une entreprise de conseil nommée Talentsoft, il se présente volontiers lui-même comme « un pionnier et un expert reconnu dans le management des talents basé sur la data et l’IA »).
On ne s’étonnera guère, dès lors, que les questions éthiques soient traitées de manière assez superficielle dans l’ouvrage. Sur l’utilisation de nos données par les grandes entreprises du numérique (dont le groupe désigné par l’acronymique GAFAM pour Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft), nous sommes par exemple simplement invités à « faire confiance aux organismes auxquelles nous les laissons » (p. 52), puisque de toute façon « la notion d’éthique est profondément subjective » (p. 53) et qu’il ne saurait y avoir de possible « dérapage » dans la manière « d’exploiter des données personnelles » pour « identifier une tendance générale », tout revenant finalement « à la question d’intérêt individuel et collectif, et à l’appréciation de la supériorité du bénéfice par rapport aux coûts et aux contraintes de la collecte » (ibid.). Quant aux risques qu’une super-intelligence dotée de conscience finisse par se rebeller pour atteindre un but typiquement humain, tel que se venger ou se protéger elle-même des méfaits ou de la domination exercés sur elle par l’humanité, il suffirait, pour les limiter, de « veiller à établir avec ces machines des relations équivalentes à celles que nous développons entre humains » (p. 203). Ces belles pétitions de principe vont pourtant à rebours des fictions catastrophistes et dystopiques que mentionne l’auteur, et qui structurent nos imaginaires de l’IA tout en s’employant à nous mettre en garde contre la périlleuse tentation de confondre devenir machinique et devenir humain.
