Xabi Molia, Les Premiers

Paris, Éditions du Seuil, 2017.

Les Premiers est à la fois un récit d’anticipation par son action, et un roman rétrospectif par son architecture narrative. Le sous-titre Une histoire des super-héros français fournit une précision non négligeable, disposant le lecteur à penser, le temps de la fiction, qu'il existe d'autres versions et que l’histoire qu'il s'apprête à lire n'en est qu'une parmi d'autres. Le récit commence un 19 janvier, pour connaître l'année exacte il faut attendre la deuxième partie de l’œuvre, dans laquelle le narrateur commente l'anniversaire de l'apparition des premiers super-héros français, solennellement célébré au cours d’une cérémonie aux Champs-Élysées : « De mémoire de Français, on n’avait pas vécu pareille allégresse depuis la Coupe du Monde de football remportée vingt ans plus tôt. » (p. 105) : ce glissement temporel constitue un outil propice pour suggérer un sentiment de nostalgie perceptible en arrière-plan tout au long du roman.

X. Molia organise son roman en six parties, entre lesquelles viennent s’insérer sept sections d’entretiens, qui ajoutent de l’épaisseur et de la complexité à l'action, sans pourtant alourdir l'économie générale du récit. Les six « premiers », Jean-Baptiste Fontane, Thérèse Lambert, Grégory Marville, Saïd Mechbal, Raphaël Zabreski et Mickaël Pereira, sont présentés par le narrateur entre le premier et le deuxième chapitre sous l'appellation « 83 », qui désigne la date de naissance des membres du groupe. La structure narrative délimite un statut un peu à part pour Virginie Mathieu-Brun : elle est en effet née en 1984 et apparaît dans la première section des entretiens insérés dans le roman.

Tous les « 83 » partagent un éventail de pouvoirs spéciaux, mais chacun découvre très vite une faculté qui lui est propre. L'auteur explore le processus de transformation en super-héros, tant sur le plan individuel que sur le plan social : on assiste en effet à la signature du contrat avec l'État moins d'un mois après l'apparition des capacités des 83 (p. 25). L’intrigue sollicite l'élément de l'opinion publique, d'où émerge un spectre varié de réactions à l'égard des super-héros français : de l'adulation à l'hostilité en passant par le scepticisme (p. 25). Pour entrer dans le vif des questions éthiques soulevées dans Les Premiers, il convient d’évoquer les choix formels de l’auteur, notamment le fait que Molia dote son roman d’un cadre qui introduit une dimension méta-narrative : le narrateur est un journaliste en position d’enquêteur sur l’histoire des « 83 ». Avec les reconstructions obtenues par des spécialistes ou commentateurs a posteriori et grâce aux témoignages des super-héros eux-mêmes, il apporte une pluralité de points de vue : « Je cherche juste à rencontrer un maximum de témoins, pour avoir différents éclairages » (p. 36) – un choix efficace pour souligner sa prudence dans la reconstruction d’une vérité factuelle.

Plusieurs éléments font du récit de Molia une intéressante expérience de laboratoire, qui permet d’aborder les thématiques « faire cas », « transparence et secret », « triage et priorisation ». L'hypothèse de l’avènement des super-héros sert en effet de relais à des questionnements vastes : que se passerait-il dans la société contemporaine et quelles négociations seraient nécessaires face à des individus aux pouvoirs exceptionnels ?

Le gouvernement français intervient pour instaurer une coopération avec les 83, soumettant le groupe à des tests médicaux, des entretiens psychologiques et des tests d’évaluation physique. Afin d’aborder les questions posées par cette coopération, on commencera par l’analyse de deux personnages placés au premier plan entre la deuxième et la troisième partie du roman, Grégory Marville et Mickaël Pereira. Au début de sa carrière, la faveur et la popularité dont bénéficie Grégory Marville - et qui lui ont valu le titre de « Capitaine » - l'ont amené à se poser en représentant des besoins institutionnels et sociaux : Marville est le candidat idéal pour prouver que « La France ne sombrerait pas, la France conserverait son rang. » (p. 45). Il devient donc candidat au sens politique du terme, en se présentant aux élections municipales de Paris. Décidé à incarner un nouveau modèle de politique (p. 154), et animé d'un sens élevé du service à la communauté, le 83 est néanmoins dépeint à plusieurs reprises comme naïf et empli d'illusions : il se révèle incapable de faire face au théâtre politique, d’où il sort rapidement vaincu (p. 158). La défaite politique de Marville marque un tournant dans le roman qui voit un autre personnage prendre une place prépondérante : Mickaël Pereira. Impliqué dans des affaires médiatiques (p. 105-110), son personnage devient problématique du point de vue de la coopération avec les autorités. La figure de Pereira est d’un intérêt particulier, car à son pouvoir de télépathe s’ajoute dans un second temps celui de manipuler la conscience d'autrui. L’acquisition de ce pouvoir éclate lors de son dérapage, avec la tentative de créer une communauté parallèle, qui donne lieu aux « Vingt-Sept Jours » (p. 185). Cette expression indique la période dans laquelle Mickaël occupe les salles de l'Hôtel de Ville et soumet à son emprise une multitude de personnes, journalistes et agents de police, manipulant des juristes pour faire passer des décrets révolutionnaires (p. 169-181). Dans les retours d'entretiens après l'événement, le frère de Pereira attribue à Mickaël le profil clinique d'un mégalomane. Face à la démesure des pouvoirs et à la dérive pathologique, la réaction de l'État se fait par l’imposition d’un coma prolongé au 83 (p. 345). Ici le récit touche à la question des modalités envisageables pour contenir le responsable d’un soulèvement en masse aux effets dévastateurs. X. Molia pointe la nature problématique du choix et des opérations effectuées par le gouvernement, signalant les paradoxes de la démocratie :

L’opération du 20 juin s’est faite complètement en dehors du droit, mais ça, encore aujourd’hui, c’est quelque chose que très peu de gens osent rappeler, et il faut bien reconnaître que ça rencontre très peu d’échos. (p. 192).

L’articulation complexe entre la transparence et le secret dans la divulgation des informations - l’une des thématiques de recherche au sein de Lethica - est un élément clé du récit de X. Molia. Très tôt dans le roman, les 83 évoquent la nécessité de protéger la vie privée d’une part (p. 37), et de satisfaire les raisons de communication (p. 121) d'autre part. Le cadre méta-narratif contribue à multiplier les tension entre l’exigence de confidentialité et la surexposition médiatique (p. 177) et à mettre en évidence le décalage entre les déclarations officielles à l’époque des faits et les témoignages directs des super-héros. C'est le cas, par exemple, de l'un des rapports de Saïd Mechbal sur une mission visant à déjouer un attentat terroriste. Il raconte comment il est pris en otage par deux fuyards, risquant d'être exécuté ; mais, à son grand étonnement, finalement le terroriste ne tire pas sur lui. Contre la version officielle de l’opération, le 83 admet dans l’entretien que si le terroriste n'est pas arrivé à le tuer, c’est parce que Mickaël avait déjà développé son pouvoir de manipulation (p. 76-78).

Une partie considérable de la tension entre transparence et secret repose sur deux personnages qui apparaissent dans les sections des entretiens : Saïd Mechbal et Virginie Mathieu-Brun. On peut considérer Saïd comme un cas particulier en raison de sa posture « intransigeante » (p. 121), qui le place en rupture avec les institutions, avec le grand public et avec les autres 83. Il entre dans une bataille juridique avec l'État qui l'amène à rompre le contrat régulant l'exercice des pouvoirs spéciaux (p. 48), et dont l'issue lui permet de les exercer de manière indépendante. Il se fait à plusieurs reprises l'interprète d'un cynisme radical, se plaçant en position de mercenaire (p. 164-165). En revanche, Virginie reste l'un des points de vue les plus détachés et posés dans l’exposition des événements. Elle apporte une introspection par rapport à son expérience personnelle mais aussi par rapport à celle des autres 83, en particulier à travers la mise en avant du cas de Lucille, la fille de Grégory Marville (p. 292-295). Raphaël Zabreski, membre de l'équipe doté de la faculté de prédiction, découvre que l’enfant va mourir, et se confie à Virginie, qui garde temporairement le secret. Grégory apprend de Virginie la prophétie de Raphaël, et tente désespérément d'entrer en contact avec le Prophète, le priant de révéler les détails de sa vision pour sauver la vie de Lucille. Mais Raphaël, qui entre temps q disparu au motif du « surcroît de connaissance dont son pouvoir l’accablait » (p. 300), répond par un courriel envoyé à trois journaux français :

Je refuse désormais d’utiliser cette faculté, que je considère comme une source d’injustice et de malheur. Puisqu’il ne m’est pas possible d’aider tout le monde, je refuse d’aider certaines personnes et d’autres pas. Aucun critère de sélection ne me semble valable. Puisqu’il est impossible d’empêcher certains événements que j’aperçois, je refuse de désespérer par avance ceux qui ne pourront pas y échapper. (p. 313)

Grégory Marville réplique avec une série d’arguments dans la lettre adressée au Prophète, remettant en question le bien-fondé du choix de n'aider personne, sous prétexte que l'on ne peut pas aider tout le monde (p. 314). Ce contraste fait écho à un dilemme éthique majeur, notamment aux questions que Frédérique Leichter-Flack aborde dans son essai Qui vivra qui mourra ? Quand on ne peut pas vous sauver tout le monde : le lien de proximité et d’affection est-il un critère valable et suffisant pour les choix de priorisation des vies ? Comment se fait la délibération pour sauver la vie d’une personne au détriment d’une autre ? Dans le cas du récit à l’étude, le dilemme n'affecte pas directement l'action narrative en elle-même, la situation de l’enfant étant sans issue. Virginie, regrettant d’avoir révélé le sort de Lucille à Grégory, qui plonge dans un état d’impuissance, affirme résolument dans l’entretien que face à un mal insoluble, il ne sert à rien de savoir. À la remarque faite par le journaliste, elle réplique avec l’une des questions laissées ouvertes dans le roman : « Ça doit aller jusqu’où, le droit de savoir ? Jusqu’à qui ? » (p. 295).

Le roman livre donc un riche spectre en décrivant les trajectoires des sept personnages super-héroïques, que cette synthèse ne peut certainement pas épuiser dans son intégralité. Molia fait de son roman un répertoire fécond de cas littéraires, abordant les dilemmes du sujet confronté à l'ascension à un statut exceptionnel, au changement et au déclin de ses facultés, aux déflagrations au sein des relations familiales et sociales. Cette étude retrace ainsi une partie des résolutions difficiles auxquelles sont confrontés les protagonistes du roman. L'univers construit par Molia explore les enjeux d'un futur imminent et facilement déchiffrable par le lecteur, à travers une mise en scène inspirée par le franchissement de la condition humaine. Au fil du récit, l'auteur présente une catégorie d’hommes et femmes appelées au service de la communauté, et aux prises, dans leur complexité et leur vulnérabilité, avec les limites de la condition super-héroïque, là où super-héroïque devient synonyme d’humain.

Vittoria Dell’Aira – doctorante Lethica

Notice rédigée dans le cadre du séminaire d'Anthony Mangeon : Les fictions superhéroïques : éthique et poétique des superhéros au XXIe siècle.