Depuis 2001, les éditions Archipel Essais de l’université de Lausanne publient des essais issus des meilleurs mémoires de master de leurs étudiants. Des postfaces, rédigées par les professeurs, offrent une mise en perspective de ces travaux. C’est ainsi que Marta Caraion, spécialiste de la culture matérielle et des objets (Comment la littérature pense les objets. Théorie littéraire de la culture matérielle, Ceyzérieu, Champvallon, 2021) présente le livre de Vivien Poltier en soulignant « l’audace de sa démarche, aux tonalités parfois polémiques » (p. 136). Et il est vrai que l’étude de trois récits du travail – Les Fils conducteurs de Guillaume Poix (2017), Le Quai de Ouistreham de Florence Aubenas (2008) et Le Laminoir de Jean-Pierre Martin (1995) – révèle une plume critique particulièrement acérée.
Ces trois livres posent une question à la fois sociologique, politique et éthique : dans quelle mesure un écrivain, par position sociale et économique, situé à l’extérieur du monde du travail « matériel » peut-il rendre compte de ce dernier ? Comment contourner la « difficulté éthico-politique de représenter l’Autre » (p. 13) ?
À l’heure où le néolibéralisme a accentué les travers du capitalisme (déréglementation des marchés, intensification de la concurrence et financiarisation) et imprimé son impact délétère sur nos sociétés occidentales, se pose la question de l’engagement par et dans la littérature, et la nécessité de résister à l’esprit et à la langue néolibérale.
La méthode de l’auteur consiste à s’intéresser à la « vie effective » et aux projets des écrivains concernés, et à les mettre en rapport avec leur production. Mais il ne s’agit pas de biographisme mal compris, plutôt d’une perspective qui ne néglige pas le réel, historique, sociologique, éthique et postural, dans lequel toute écriture se trouve nécessairement prise.
En voulant donner accès à la compréhension d’un monde singulier, une décharge africaine d’équipements électriques et électroniques géante (précisément, la décharge réelle d’Agogbloshie à Accra, au Ghana, rasée en 2022) où enfants et adultes travaillent à extraire au péril de leur santé des composants récupérables, Guillaume Poix affronte une difficulté de taille : l’altérité géographique, sociale, économique, et écologique du lieu, des personnages, et de l’activité est totale. V. Poltien démontre que pour surmonter ce hiatus entre ce qu’il est et ce qu’il veut décrire, l’écrivain esthétise son sujet, et partant le déréalise totalement en faisant « disparaître le travail réel » (p. 31). Le jeune critique, actuellement (2022) doctorant, n’hésite pas à qualifier le roman encensé par la presse à sa sortie de « ratage littéraire », et renoue ainsi avec une tradition polémique de la critique. Sans qu’il le formule en ces termes, il souligne l’ambiguïté de la posture éthique de l’écrivain, qui armé de ses seuls bons sentiments, ne parvient qu’à parler de lui-même, et dont la subjectivité, mal dissimulée, ressurgit sous le couvert de ses personnages de travailleurs.
L’appréciation que V. Poltier fait du célèbre Quai de Ouistreham (2010) est beaucoup moins sévère. Il reconnaît l’importance du travail de « visibilisation » des femmes de ménage les plus précaires qu’accomplit Florence Aubenas dans son reportage social. Son récit « atteste la réalité de l’exploitation en la documentant » (p. 69), révèle le travail précaire dans sa complexité, y compris en mettant en valeur la joie du travail bien fait, ou réalisé collectivement, et fond la voix de l’autrice dans le bruissement d’une collectivité.
Néanmoins, une « travailleuse de l’esprit », possédant « une vie de rechange » – formule utilisée par Aubenas elle-même –, peut-elle se mettre vraiment dans la peau d’une travailleuse précaire ? En fait, elle ne peut qu’épouser, temporairement, une situation, ce qui est bien différent et ce que la journaliste star reconnaît volontiers. Son livre comporte en effet plusieurs tensions, voire ambiguïtés.Il vise en premier lieu à informer tout en témoignant, d’où les passages de « débrayages journalistiques » où la narratrice quitte l’évocation de ses impressions et de ses émotions pour apporter à son lecteur des informations destinées à augmenter son savoir.En second lieu, il laisse transparaître un ethnocentrisme ou un inconscient de classe identifiables dans les connotations misérabilistes de certains mots ou expressions, non perçues par l’autrice. En réalité, la parole d’Aubenas est « située », sans que la journaliste n’assume frontalement cette situation, qui constitue le point aveugle de son texte. Lorsqu’Aubenas évoque son impatience à voir arriver à quai le ferry sur lequel elle va travailler, c’est la journaliste qui parle ; son désir n’a rien à voir avec ce qu’éprouverait une femme de ménage, mais tout avec la conviction qu’elle tient là l’aboutissement de son enquête. Ses impressions sont « déjà traversées de l’histoire qu’[elle] veut raconter » (p. 60).
C’est précisément cette situation, d’écrivain parisienne, que le film d’Emmanuel Carrère, une adaptation libre du Quai de Ouistreham sorti après le livre de V. Poltier, met en évidence en soulevant un problème éthique intéressant, que F. Aubenas n’aborde pas. Celle-ci a en effet révélé très tardivement à ses collègues précaires son appartenance au monde du journalisme. Elle a donc menti par omission, pour les besoins de l’écriture de son livre, extorquant la confiance de celles qui allaient devenir des amies, confiance qui n’aurait sans doute jamais été accordée à une journaliste.
Quelle est la valeur des relations humaines qui sont fondées sur la dissimulation d’une position sociale ? La meilleure amie de Marianne – l’équivalent de Florence Aubenas dans le film de Carrère – se sent trahie et rompt avec elle.
Le romancier Jean-Pierre Martin a lui aussi été confronté à l’altérité sociale, lorsque, militant de la Gauche prolétarienne entre 1968 et 1973, il était allé « s’établir » en usine, en prenant le parti de se renier comme « travailleur de l’esprit ».
L’analyse du Laminoir (1995) est une invitation à réfléchir sur la notion sartrienne d’engagement, si discréditée depuis les années 1990. Ce roman ironique revient sur l’expérience d’établissement de l’auteur à travers l’histoire de Simon, jeune intellectuel séduit par la classe ouvrière, sur lequel enquête un narrateur. Comme nombre de maoïstes de sa génération, l’auteur est clairement « revenu » de l’adhésion aveugle au grand récit émancipateur et au mythe de la classe ouvrière et il entreprend de « liquider son passé personnel » (p. 83). Pour abjurer ce que furent sa croyance et ses espoirs révolutionnaires, il s’invente deux doubles : celui qui dit je, un homme raisonnable et rangé, qui ressemble à ce que Jean-Pierre Martin est devenu au moment de l’écriture ; et Simon, le militant volontariste amoureux des ouvriers au point de brûler sa bibliothèque par anti-intellectualisme, qui incarne son moi passé. Simon se trouve généralement en position de « délocuté » (celui dont parle le narrateur), mais parfois aussi en position de locuteur, lorsque ses carnets sont cités en discours direct. Il apparaît dès lors comme un « revenant » qui fait retour dans le roman en y occupant la place du je. Cette structure romanesque favorise les « troubles dans l’identité et dans la fiction » (p. 87). Quant à la dépolitisation de tous les personnages (notamment ouvriers) et à l’ironie visant les croyances de Simon, elles servent « le reniement de toute forme d’idéologie émancipatrice » (p. 100) et la célébration du « retour salvateur au principe de réalité » (p. 101). L’usine et ses mythes sont présentés comme une drogue dont la littérature permet de se libérer. Pourtant, cette liquidation du passé et cette morale du dégagement ne va pas sans culpabilité comme le révèle l’analyse des « palinodies » de l’épilogue. La conflictualité perdure en effet au sein du sujet. Malgré le projet d’un « retour à l’ordre » (p. 117) – et à un ordre conservateur – et la volonté d’exorciser un passé militant, « le revenu ne saurait annuler entièrement le revenant » (p. 115).
Avec l’analyse de ces trois récits, Vivien Poltier met en valeur les conflits de discours et de significations qui travaillent les textes littéraires à leur insu, et souvent à l’insu de leurs auteurs.
Corinne Grenouillet
Professeur de Littérature à l'Université de Strasbourg
Directrice de l'Institut de Littérature Française