Qui n’a pas entendu parler des Fossoyeurs paru le 6 janvier 2022 chez Fayard ? L’enquête du journaliste Victor Castanet sur la gestion d’établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (désormais ehpad) par le groupe privé Orpéa, a déclenché une véritable tempête médiatique et politique. Il est rare qu’un livre occasionne un tel fracas, que la presse qualifie volontiers de « séisme » ou de « tsunami », valant à l’auteur un courrier pléthorique, une « libération de la parole » selon Sophie de Closets, l’éditrice engagée qui a promu et accompagné cette investigation au long cours. La réédition de l’enquête en une version augmentée de dix chapitres parue en janvier 2023 en édition de poche (J’ai lu), des chiffres de parution hors-norme, la perspective d’une adaptation en série sur France 2, montrent que ce livre est devenu un phénomène éditorial, social et même culturel.
Les thèmes que V. Castanet développe résonnent profondément avec ceux choisis par Lethica : transparence et secret ; faire cas ; triage ; et révolutions morales, et c’est sous cet angle que je souhaite en rendre compte.
Transparence et secret, tout d’abord. Le récit résulte d’une enquête solidement documentée et argumentée sur un monde opaque, qui protège un ingénieux système d’aspiration de fonds publics. Selon les codes, maîtrisés, de l’écriture journalistique, V. Castanet analyse de manière fouillée le système ORPEA en même temps qu’il raconte l’histoire, souvent palpitante, de son enquête. Il est alors frappant de voir le nombre de portes qui sont restées closes et qui, à tout le moins, auraient dû s’entrouvrir : que le « directeur général France » de Korian, un autre groupe spécialisé dans l’hébergement de personnes âgées mis en cause dans l’essai, refuse de le recevoir (chapitre 17) peut se comprendre, mais que les Agences régionales de santé (ARS), par lesquelles transitent d’énormes budgets publics, n’acceptent pas de lui transmettre des documents qu’il aurait pu comparer à ceux, internes, d’Orpéa qu’il avait réussi à se procurer, est proprement incompréhensible.
Aux côtés des départements et des résidents eux-mêmes, les ARS sont un des trois leviers de financement des ehpad, publics comme privés. Le « forfait Soins », pris en charge par l’Assurance maladie et réglé par ces agences, couvre en effet intégralement la prise en charge médicale quotidienne. Le lecteur apprend donc en lisant ce livre ce qu’il ignorait peut-être (c’était mon cas), à savoir que les médecins, les infirmiers ou aides-soignants sont tous payés grâce à des fonds publics, que l’ehpad où ils – et surtout elles – exercent soit public ou privé.
Les aides-soignantes, les infirmiers, les médecins coordinateurs, les psychologues, les kinésithérapeutes qui interviennent au quotidien dans les Ehpad sont financés à 100 % par des dotations publiques. Les auxiliaires de vie ou agents des services hospitaliers (ASH) qui se chargent de l’entretien des locaux ou de l’aide au repas sont, eux, payés à 30 % par des fonds publics. (chapitre 9).
Un établissement de très haut de gamme comme Les Bords de Seine à Neuilly, où le tarif mensuel varie entre 6 500 et 12 000 euros, ne dispose pas de plus de personnels soignants qu’un modeste ehpad public, puisque la quantité réglementaire de personnel – rémunéré par l’ARS – est proportionnelle aux nombres de résidents et non au tarif pratiqué.
La raison invoquée par les ARS tient au « secret des affaires » (chapitres 18 et 22). Cette notion, rappelle Castanet, a été « instituée dans le droit français, après un vif débat et l’opposition de nombreuses ONG et organisations de journalistes, par une loi de 2018 qui permet de protéger les informations “sensibles” des entreprises ». Les chapitres ajoutés à l’édition de 2023 montrent qu’au-delà de cette protection d’entreprises qui utilisent de l’argent public relayée par une institution publique (l’ARS), c’est tout un système qui se met en place pour empêcher que le voile soit levé sur les activités d’Orpéa, de la diffusion de pseudo-sondages tendancieux réalisés par une agence de communication proche du groupe, jusqu’à l’intervention de « sociétés d’intelligence économique » qui ont injecté sur certains sites Internet des contenus malveillants, ou missionné un journaliste peu scrupuleux pour obtenir les épreuves du livre avant sa parution en vue de discréditer le travail de V. Castanet.
Ces derniers chapitres montrent l’importance, stratégique, pour un éditeur et son auteur, de garder le secret sur un livre au contenu sensible… Dans les coulisses de l’écriture, Castanet révèle aussi comment toute une équipe a travaillé avec lui à l’amélioration du contenu rédactionnel de son ouvrage et à sa protection juridique, comme les relecteurs rattachés à la même maison d’édition, Gérard Davet et Fabrice Lhomme, ou l’avocat de Fayard, Me Christophe Bigot.
Le livre de Castanet sera-t-il à l’origine d’une « révolution morale » dans la considération et la prise en charge de la vulnérabilité de la vieillesse ? Si certains livres récents contribuent actuellement à l’évolution spectaculaire de nos perceptions morales et éthiques, notamment en matière d’abus sexuel (Le Consentement de Vanessa Springora, La Familia grande de Camille Kouchner, etc.), il est trop tôt pour dire si Les Fossoyeurs de Castanet initiera ce souhaitable bouleversement.
Au plan politique, rappelle l’auteur, la loi sur ce thème promise en 2019 s’est trouvée très vite « enterrée ». Le livre paraît en effet l’année des élections présidentielles. D’un côté, l’enquête de l’État déclenchée par le livre et visant le groupe Orpéa est accélérée, afin d’être bouclée avant l’ouverture officielle de la campagne, le 28 mars 2022 (chapitre 47). D’un autre côté, la majorité au pouvoir (La République en marche) empêche la création d’une commission d’enquête « qui aurait permis aux députés d’en savoir plus sur le système Orpéa ».
Aujourd’hui (février 2024), les débats sur la fin de vie, l’euthanasie et le suicide dit « assisté » se sont substitués au thème de la prise en charge de la dépendance et du grand âge, en s’y mêlant d’ailleurs l’un à l’autre de manière problématique : une loi est en cours (une première version du texte a été déposée à l’Élysée le 23 septembre 2023). La professeur d’éthique Marie-Jo Thiel a mis en garde contre le très mauvais signal envoyé par ce débat aux personnes âgées et malades, qui se voient renvoyées au « coût » qu’elles infligent à la société, et à la crainte d’être une charge pour elle. Elle s’est inquiétée de la nette augmentation de suicides de personnes âgées dans l’état américain de l’Oregon, qui permet à tout malade incurable de demander la délivrance de l’ordonnance d’une substance létale[1]. Quoi de plus « incurable » que la vieillesse, en effet… Or, ce dispositif constitue aujourd’hui un modèle pour Emmanuel Macron. Plutôt qu’imaginer une meilleure prise en charge de nos aînés, nos dirigeants actuels s’attachent à imaginer la manière dont hommes et femmes, surtout âgés et malades, peuvent quitter la vie.
Assurément, une autre révolution a déjà eu lieu, de longue date, celle qui a permis que la prise en charge de la vieillesse soit peu à peu « industrialisée » – selon l’expression d’un directeur d’Orpéa, resté anonyme, au chapitre 12 – et que s’accroissent prodigieusement les revenus dispensés par « l’or gris ». Elle s’appuie sur le management « désincarné» qui s’est répandu dans tous les secteurs, et s’est implanté depuis une dizaine d’années dans les administrations et l’hôpital français (Marie-Anne Dujarier, Le management désincarné : enquête sur les nouveaux cadres du travail, Paris, La Découverte, 2015). L’hôpital serait d’ailleurs le prochain sujet que traitera V. Castanet.
La gestion passe alors par des « dispositifs » (selon la conception de Michel Foucault) impersonnels, des applications numériques, logiciels internes et autres procédés techniques qui encadrent et verrouillent l’activité, en permettant des mesures et des calculs. Ainsi en est-il de l’obligation qui est faite aux directeurs d’ehpad d’effectuer un « reporting » quotidien (c'est-à-dire établir un rapport chiffré à destination du siège) ou de l’application numérique permettant de gérer les protections hygiéniques. Comme l’explique un directeur d’ehpad à Castanet :
Vous rentrez sur l’application Hartmann. Vous mettez le niveau de dépendance du résident, son degré d’incontinence, et ça va vous sortir automatiquement le type de protection à utiliser et le nombre de changes à faire par jour. Et vous êtes obligés de suivre ce qui est écrit. Ce n’est pas vous qui décidez. C’est leur putain d’application ! Et ça ne prend pas en compte les parkinsoniens. Pas non plus les personnes alitées, les hommes corpulents. Tout un tas de situations. (chapitre 13)
Ce management désincarné se conjugue avec l’injonction constante à faire des économies sur la masse salariale. L’ouvrage décrit comment Orpéa privilégie l’établissement de contrats à durée déterminée (CDD) plutôt que de contrats à durée indéterminée (CDI), car leur gestion, plus souple, permet de faire des économies substantielles, et de ne pas remplacer les personnels absents. Le souci exclusif du chiffre met les directeurs sous pression à un autre niveau : ils doivent rentabiliser au maximum le « taux d’occupation » de leur ehpad, et sont alors incités à y accueillir des pensionnaires qui n’ont rien à y faire, comme des malades mentaux, au détriment de la sécurité des autres résidents.
L’objectif du groupe étant exclusivement financier et le souci des personnes âgées une pure façade, certaines pratiques confinent à la malversation. Ainsi en est-il de la question des protections hygiéniques, c'est-à-dire les couches pour les personnes âgées, souvent incontinentes. Un formidable système de « remise de fin d’années » (RFA), pratique courante dans la grande distribution, alimente Orpéa avec de l’argent directement aspiré dans les caisses des départements, lesquels règlent en grande partie le « forfait “dépendance” », c'est-à-dire, concrètement, payent ces couches : Orpéa demande à son fournisseur (en l’occurrence l’entreprise Hartmann avec laquelle il a conclu un contrat cadre) d’augmenter le tarif de ses protections. Orpéa va donc payer beaucoup plus cher ces protections (avec l’argent des départements), mais à la fin de l’année, Hartmann lui rétrocèdera le supplément payé. Ce système ingénieux de rétrocessions nourrit les rentrées financières du groupe, qui s’appuient aussi sur une politique de réduction des coûts, dont les effets sur les personnes réelles, nos pères, mères, grands-pères ou grands-mères, vivant en ehpad, sont dramatiques.
Imaginez qu’au cours de la seule année 2016, sur un seul produit – les protections –, le groupe Orpéa a perçu près de 2,5 millions d’euros (TTC) de rétrocessions de la part de son fournisseur Hartmann. Une somme provenant de l’argent public qui devrait être employé au bénéfice de milliers de résidents d’Ehpad et de cliniques. (chapitre 15)
Pour poursuivre avec notre exemple, le poste « protection » étant considérable en ehpad, l’attribution des couches par résident est chiffrée, rationnée, constamment revue à la baisse (baisse de quantité, de qualité)… Concrètement, une personne malade ne pourra pas être changée, car les couches sont en nombre insuffisant. C’est ce qu’on appelle de la « maltraitance institutionnelle », même si terme est critiqué par l’auteur car il « diluerait » selon lui les responsabilités. V. Castenet désigne nominativement les instigateurs, les responsables et les bénéficiaires de ce système.
Comment celui-ci a-t-il pu perdurer depuis si longtemps ? C’est là qu’intervient la crainte de subir un triage, autre thématique de Lethica. La peur d’être licenciés étrangle en effet les salariés d’Orpéa, y compris ceux situés dans les sphères dirigeantes. Le management est fondé sur l’humiliation, qui touche aussi bien les salariés les plus modestes que les « directeurs régionaux », lesquels témoignent du climat de terreur que faisait régner Jean-Claude Brdenk sur les comités exécutifs (les Comex) à partir des années 2000. Nommé dans le livre à plusieurs reprises, Jean-Claude Brdenk était un des acteurs clés de l’industrialisation d’Orpéa, un « cost-killer » sans foi ni loi. Devant la puissance du groupe, personne n’ose intervenir. Les méthodes sont implacables : vingt-sept directeurs expérimentés sont en effet « démissionnés » en quelques mois par la direction générale, pour avoir discuté ou s’être opposés aux consignes du groupe, sur les admissions, l’incontinence ou les dispositifs médicaux (chapitre 23). Camille Lamarche, une jeune femme qui a travaillé dans les ressources humaines chez Orpéa, témoigne des « licenciements sans cause réelle et sérieuse » et surtout pour fautes « graves », ce qui évite à l’entreprise de payer des indemnités de licenciement (chapitre 23). Grâce aux ordonnances Macron de 2017, les indemnités accordées par les prud’hommes pour licenciement abusif sont « plafonnées », ce qui permet aux entreprises de les budgétiser.
Dans ce cadre, comment faire cas de l’autre (âgé) ? Quel est la place du care dans un tel système ?
Les premiers chapitres du livre traitent d’exemple précis de personnes âgées maltraitées et cet aspect a été largement relayé dans les médias à la parution du livre : réalisant son enquête dans un établissement de haut de gamme à Neuilly, le journaliste cite des personnalités très connues, telle Françoise Dorin. Cette femme de lettres, autrice de nombreux romans, de pièces de théâtre et d’innombrables chansons que tout Français a déjà fredonnées, connaît une fin de vie abominable après trois mois à peine passés au Bord de Seine. Amaigrie de vingt kilos, elle est emportée par un choc septicémique dû au développement d’une escarre non traitée, et encore moins prévenue. Or on sait que des soins réguliers empêchent le développement d’escarres, qui ne se produisent pas dans les établissements les plus sérieux.
En des tableaux saisissants, Castanet décrit la dénutrition des résidents (pour des raisons d’économie, les cuisiniers doivent composer des repas journaliers pour moins de 4 euros), l’absence de soin, la carence de stimulation. Un pensionnaire souffrant d’Alzheimer est enfermé dans sa chambre ; une femme est même euthanasiée. Certains médecins traitants viennent faire valider des visites en utilisant la carte vitale de leurs « patients », sans même rencontrer ces derniers, une pratique dénoncée également par Anne-Sophie Pelletier dans EHPAD, une honte française (Plon, 2019).
Cette maltraitance n’est pas le fait des soignants les plus proches des personnes âgées, les aides-soignants et les infirmiers, dont Castanet montre au contraire qu’ils sont eux-mêmes épuisés en raison du manque de personnel, dégoûtés par l’absence de considération, mis dans l’incapacité de réaliser leur travail correctement et surtout souffrant, éthiquement, de voir les résidents à l’abandon. Certains sont d’ailleurs moralement détruits par leur passage dans les ehpad d’Orpéa.
Cette souffrance accable aussi les directeurs, qui n’ont pas la possibilité de réaliser eux-mêmes leurs comptes d’emploi ni leurs comptes d’exploitation, tout passant par le siège, et se sentent de simples pions destinés à appliquer les injonctions venues du haut (chapitre 10). C’est pour eux que se posent avec acuité des cas de conscience dont Castanet rend compte. Poussés par le désir de faire au mieux leur travail, de toucher des primes alléchantes, de satisfaire les exigences de leur hiérarchie et d’être reconnus d’elles, certains directeurs, obsédés par leur « TO » (taux d’occupation) ont pu franchir des limites et accomplir des actes éthiquement condamnables (accueillir un malade mental dans leurs murs en est un exemple). Mais le lecteur rencontre heureusement dans ce livre des personnes qui ont su refuser le système, ont démissionné et qui ont accepté, avec un certain courage (elles ne pouvaient pas se douter de l’écho incroyablement positif qu’allait trouver le livre dans la société française), de témoigner sous leur nom propre au nom de la transparence et de la justice. Ainsi l’auteur rend-il hommage aux interlocuteurs qui, parmi les 350 personnes qu’il a interrogées, assument leurs propos à visage découvert et se disent, pour certains, prêts à témoigner en justice.
Pour répondre, sommairement, à la question posée dans le titre de cette recension, je dirais que l’industrialisation des personnes âgées ne peut en aucun cas rendre la vie « bonne ». Le « parcage de vieux » selon l’expression utilisée par le fondateur d’Orpéa, Jean-Claude Marian, et rapportée par un témoin (chapitre 11), apporte au contraire du malheur et de la souffrance, aussi bien du côté des personnes âgées vulnérables qui n’ont pas les moyens de se défendre, que du côté des soignants et des directeurs d’ehpad, lesquels, sommés d’atteindre des objectifs de rentabilité économique, participent à la maltraitance dont sont victimes les résidents dont ils ont la charge.
Corinne Grenouillet - Configurations littéraires
[1] « L’État américain autorise depuis une trentaine d’années tout malade incurable dont le pronostic vital n’est pas supérieur à six mois à demander la délivrance d’une ordonnance médicale permettant de se procurer une substance létale qu’il s’administre lui-même » (Béatrice Jérôme, « Fin de vie : l’ébauche du projet de loi sur le bureau d’Emmanuel Macron », Le Monde, 25 septembre 2023).