Tanguy Viel (1973-)

Losers pas si magnifiques mais qui n’ont pas dit leur dernier mot, méchants pour qui tous les moyens sont bons pour exercer leur pouvoir sur l’autre, femmes et enfants victimes de manipulations auxquels ils ne sont pas en mesure de résister : les derniers textes de Tanguy Viel peuvent sembler marqués par une forme de réalisme social, qui incite le lecteur à se scandaliser plutôt qu’à se délecter des jeux d’écriture. S’agit-il d’un tournant dans l’œuvre d’un auteur jusqu’ici réputé pour le caractère expérimental de son œuvre ? Tanguy Viel est-il devenu un romancier social ?

Né à Brest en 1973, l’écrivain et scénariste de cinéma est depuis son premier roman, Le Black Note, paru en 1988, aux Éditions de Minuit. Son œuvre est marquée par le travail sur les genres dits « populaires », comme le polar (La Disparition de Jim Sullivan, 2013), auquel il emprunte un certain nombre de personnages et de situations typiques, mis à distance par la présence d’un narrateur souvent aussi interventionniste qu’ironique. On connaît aussi Tanguy Viel comme un écrivain influencé par l’univers du film, ce dont témoignent les titres de Cinéma (1999) ou Travelling (2019, avec Christian Garcin) : récemment, il a également cosigné le scénario du film de Louis Garrel L’Innocent, ce qui lui a valu le César du meilleur scénario en 2022.

Humour, dialogue entre les arts, jeux intertextuels ou intericoniques, plus proches de l’imaginaire des films noirs que des frères Dardenne : tout semble opposer l’univers de Tanguy Viel aux romans dits « sociaux » ou « politiques ». Lui-même s’est récemment associé à un collectif d’écrivains, composé notamment de Nathalie Quintane, Leslie Kaplan ou Antoine Volodine, s’élevant « contre la littérature politique » (Contre la littérature politique, textes de Pierre Alferi, Leslie Kaplan, Nathalie Quintane, Tanguy Viel, Antoine Volodine, Louisa Yousfi, La Fabrique, 2024). Au milieu de ces artistes souvent très engagés, qui se rassemblent autour de ce titre en forme de provocation, Tanguy Viel intervient pour interroger sur ce qu’on appelle un texte politique : s’agit-il simplement d’œuvres qui abordent des thématiques sociales ou morales ? Quelle place reste-t-il dans ce cas à la part propre de la littérature, l’écriture ?

Précisément, deux des romans récents de Tanguy Viel invitent à réfléchir au regard et à l’action de la littérature sur le réel : il s’agit d’Article 353 du code pénal (2017) et de La Fille qu’on appelle (2021). Dans les deux cas, le récit se penche sur une extorsion, de fonds ou de consentement, et sur des histoires où la justice cède devant le pouvoir. Qu’il s’agisse du flamboyant promoteur immobilier d’Article 353 du code pénal ou du maire aux dents longues de La Fille qu’on appelle, les prédateurs des deux récits ne seront pas poursuivis : ils ont réussi à exploiter non seulement les autres, mais aussi les failles de la loi ouvertes par le vertige du « Ponzi scheme » ou par les ambivalences de la cession sexuelle et de l’emprise. On retrouve à la fois le goût du fait divers vaguement croquignolet, typique des amateurs de polars, et la thématique de l’aliénation explorée dans beaucoup de textes de Viel avec leurs héros qui n’en peuvent mais. Mais ici, « l’absolue perfection du crime » n’est pas un jeu littéraire à somme nulle : elle résonne bien comme un scandale, d’autant plus qu’elle reste irrésolue au niveau de la fabula elle-même – les héros semblent bien avoir tout perdu face à leurs antagonistes, sans espoir de retour ou de compensation. Le récit s’arrête sur ces histoires de manière très concrète : de façon significative, il s’agit de deux histoires bretonnes, qui combinent un ancrage géographique de type réaliste à une dimension symbolique forte – l’immeuble « avec vue sur mer » finit par tenter le protagoniste d’Article 353 du code pénal et il est prêt, pour y avoir un appartement, à confier tout son argent à ce promoteur véreux qui n’a jamais eu l’intention de le construire ; le casino sur la plage est dans La Fille qu’on appelle un lieu de parade pour les riches et de perdition pour les plus faibles, cristallisant les rapports sociaux brutaux explorés par le roman. Et, in fine, les hommes de pouvoir sont insaisissables comme la marée qui se retire.

Tout est donc perdu ? Pas forcément, car il reste le récit. En effet, celui-ci offre une issue à l’engrenage tragique de l’emprise et de l’aliénation, pour éviter que les personnages n’aient plus que leurs yeux pour pleurer. Dans Article 353 du code pénal, le protagoniste fait le récit détaillé à son juge des malheurs qu’il a subis et la puissance de son récit lui vaut d’être libéré le lendemain matin au nom de l’« intime conviction » : le dispositif rappelle ici clairement les grandes fictions encadrées du type des Mille et une nuits, ou le récit possède une dimension thérapeutique ou émancipatrice. Dans La Fille qu’on appelle, le père de la jeune fille agressée se relève bien pour un dernier combat, là où Laura n’avait pas pu faire entendre son récit aux policiers auprès de qui elle voulait déposer plainte ; mais la consolation n’est pas de cet ordre : c’est bien le récit lui-même qui, en ne la considérant pas comme un personnage secondaire de l’histoire d’un homme destiné à conquérir les sommets du monde politique, lui donne la possibilité d’être autre chose que « la fille qu’on appelle ». C’est sans doute là que se révèle le mieux le positionnement particulier de l’écrivain par rapport au domaine du « politique » : il ne s’agit pas pour lui d’injecter des thématiques sociales ou morales dans le récit, mais de faire de ce dernier une zone où la violence des rapports humains peut être un instant suspendue.  

Victoire Feuillebois - GEO