Premier exercice d’autobiographie de Cavell, A Pitch of Philosophy résume les interrogations menées par l’auteur au sujet de l’écriture philosophique en tant que recherche d’une « justesse de l’investigation heureuse, d’une extase de l’exactitude » (Walden 44). Dans le texte révisé et élargi de ses Jerusalem-Harvard Lectures, prononcées en 1992 sous le titre Trades of Philosophy, Cavell annonce en effet qu’il va « parler de philosophie en lien avec quelque chose que j’appelle la voix. Par là je veux parler à la fois de la tonalité de la philosophie et de mon droit à adopter cette tonalité » (p. 28). Cette décision, précise-t-il aussitôt, implique de « laisser jusqu’à un certain point (qui n’est pas fixé par avance) aux anecdotes, c’est-à-dire plus ou moins à l’autobiographie, le soin de conduire [s]on propos » (ibid.). Plus loin dans le texte, il affirme également qu’il pourrait « résumer [s]a vie en philosophie comme étant orientée vers la découverte de la voix de l’enfant » (p. 38). Or, dans son apprentissage de la langue, l’enfant fait écho aux voix de ceux qui l’entourent, en imitant leurs tons ainsi que leur rythme afin de trouver le sien. Cette relation d’imitation et d’appropriation à la fois constitue l’un des aspects centraux du rapport que l’auteur entretient avec ses propres pères philosophiques : Thoreau, Emerson, Wittgenstein et Austin, auquel est dédié le premier chapitre du livre. La position adoptée ici se veut diamétralement opposée à celle revendiquée par Jacques Derrida, qui est cité parmi les responsables de la perte de voix de la philosophie (et ce même si la réflexion derridienne porte moins sur la manière de s’exprimer que sur l’association entre la voix et l’origine, la voix et la nature, la voix et l’essence, etc.), mais qui, comme Cavell, a trouvé dans la théorie du langage austinienne sa source d’inspiration principale. Derrida et Austin, maintient Cavell, se sont à juste titre révoltés contre les interprétations mystifiantes du langage propres à leurs traditions respectives (la métaphysique pour Derrida et la logique pour Austin) pour en revendiquer la dimension performative : « il était fatal que Derrida en vienne aux découvertes d’Austin », écrit-il en s’adonnant à une longue réfutation des thèses derridiennes sur la voix (qu’il juge débitrices de Nietzsche bien plus que de la théorie des actes de langage), tout en soulignant que « la façon derridienne de traiter le problème est exactement l’inverse de la mienne » (p. 124) . À la réception d’Austin par le biais de Derrida, Cavell en oppose une autre, respectivement nourrie de la pensée d’Emerson et de Wittgenstein et qui se fonde sur la notion de « ton » (pitch). Le ton est en effet le lieu métaphorique où se rencontrent la philosophie du langage ordinaire et le perfectionnisme moral : par le ton seulement s’articule le rapport entre singulier et universel, entre la possibilité pour chacun de faire cas et la prise de conscience que prendre soin de sa singularité participe d’une attention à la collectivité. Plus que la qualité sonore d’une voix, déterminée à partir de sa hauteur, de son timbre ou de son intensité, le ton est étroitement lié chez Cavell au jugement de goût et donc à l’impression subjective qu’il produit sur son auditoire. Trouver le ton adapté au bon moment signifie exposer son jugement esthétique à une évaluation externe, qui ne peut pas entièrement être soumise à des critères généraux. Traduite dans le domaine de la critique, la découverte du ton coïncide avec la prise de conscience que l’exercice philosophique ne consiste pas à poser une série d’arguments et de contre-arguments, mais à faire entendre ce qui nous semble vrai à l’aide d’exemples permettant à notre voix de s’harmoniser (tune) avec celle d’autres personnes. Dans ce processus de recherche d’un accord, c’est paradoxalement le moment du désaccord entre les voix qui joue un rôle crucial, car il se présente comme une étape à intégrer plus que comme un obstacle à franchir. Ce qui compte pour Cavell, c’est de mettre la voix du je à l’épreuve du jugement d’autrui en tant que potentielle voix d’un nous dont il faudra toujours négocier l’ampleur. « C’est tout autant ou tout aussi peu une réponse à la question pourquoi est-ce que je lis et écris ainsi ? de dire que je sollicite la philosophie », maintient Cavell, « que c’est une réponse à la question pourquoi est-ce que je sollicite la philosophie ? de dire que je lis et écris ainsi » (p. 45). C’est l’intuition de ce manque qui amène l’auteur de la philosophie vers le récit de soi : « une image où manque quelqu’un, un personnage dont l’humeur est ambiguë, et dont la halte récente et le silence suggèrent une culture abandonnée […], pourrait exprimer le sentiment que j’avais étant enfant de la façon dont mes parents me percevaient » (ibid.). Cavell se réfère à cette quête comme à un acte de « signature du monde » : celui-ci ne va pas sans souffrance, car il implique d’abandonner une série d’images préconçues de soi-même pour se reconnaître, nouveau, devant les autres.
Matilde Manara - postdoctorante de l'ITI Lethica