Stanley Cavell, Les voix de la raison. Wittgenstein, le scepticisme, la moralité et la tragédie

The Claim of Reason : Wittgenstein, Skepticism, Morality and Tragedy, Oxford University Press, 1979 ; traduit de l’anglais par Sandra Laugier et Nicole Balso, Paris, Seuil, 1996.

The Claim of Reason reprend et développe les réflexions entamées par Cavell dans les essais de Must We Mean What We Say ? consacrés à la pensée de Wittgenstein, avec le but d’élargir l’étude du rapport entre langage ordinaire et philosophie morale à celle du rapport entre philosophie morale et voix. Cette dernière est conçue comme étant à la fois le moyen d’expression individuelle par excellence, et le lieu d’un accord possible entre les membres d’une communauté. Articulé en quatre parties, le livre s’ouvre par la réfutation des lectures du deuxième Wittgenstein offertes par la philosophie analytique traditionnelle, puis se penche sur le problème du doute sceptique quant à l’existence du monde, pour aborder ensuite celui de l’existence des autres individus. Dans la dernière partie, Cavell opère enfin une transition vers le domaine de la littérature, considéré comme le terrain d’application idéal d’un type de scepticisme capable de prendre en compte aussi bien l’unicité que l’universalité de la voix. Existe-t-il, se demande Cavell, une politique de la voix ? Par quels critères la voix d’un seul peut exprimer l’accord harmonique (übereinstimmen) d’une communauté entière ? Selon le philosophe, les individus ne peuvent pas établir par eux-mêmes de tels critères. Trouver sa propre voix et s’en servir implique accepter la fragilité d’un ensemble d’accords langagiers, formulés au sein d’un langage dont on ne peut qu’hériter les usages, et fondés sur la présomption (arrogance) qu’un individu puisse parler au nom de tout le monde. Cette revendication ne s’appuie pas tant sur des arguments rationnels ou psychologiques que sur des allégations morales. Dans la dialectique entre individuel et collectif, c’est précisément le droit à rejeter notre appartenance à une voix faussement collective qui nous permet d’élever la nôtre au rang de voix universelle : du moment où personne n’est exemplaire de l’humanité toute entière, l’accord entre les voix peut être rompu à tout moment. « L’invocation philosophique de ce que nous disons et la recherche des critères qui sont les nôtres, sur la base de ce que nous disons », avance Cavell, « en appellent à (are claims to) la communauté » (p. 51). La demande (claim) d’une communauté est toujours une demande concernant les fondements sur lesquels celle-ci peut être, est ou a été construite. Dans ce questionnement qui est aussi une présomption (claim), « je n’ai rien de plus à ma disposition pour poursuivre que ma propre conviction, mon sens que je fais sens » (ibid.). C’est sur le rejet de la correspondance entre les critères culturels que nous recevons en legs par le langage et les mots dont nous nous servons pour donner forme à notre vie que se fonde le scepticisme. Lorsqu’on doute, on met en question le fait que notre voix puisse exprimer celle d’autres individus en raison d’une expérience ou d’une condition prétendument partagées. En ce sens, The Claim of Reason s’exerce à rapprocher entre elles la théorie de la pensée démocratique états-unienne de Thoreau et d’Emerson, et la philosophie du langage de Wittgenstein et d’Austin. Dans les deux domaines, remarque Cavell, le problème principal du rapport de l’individu à une communauté (culturelle et langagière) concerne la possibilité que le premier révoque l’accord donné à la deuxième pour qu’elle parle en son nom. Le philosophe, quant à lui, se doit alors de « reporter dans [s]on imagination [s]on propre langage, [s]a propre vie » (p. 122). En convoquant une « assemblée des critères de [s]a culture, afin de les confronter avec [s]es lots » (p. 125), il est appelé à « confronte[r] [s]es mots et [s]a vie avec la vie que les mots de [s]a culture peuvent imaginer pour [lui] » et découvrir par-là les lieux où ces deux lignes se recoupent (ibid.). Terrain principal où se joue la tension entre transparence et secret, le langage est dès lors le seul espace partagé dont nous disposons, et les formes sur lesquelles nous nous appuyons pour donner un sens aux mots sont intrinsèquement (naturally) humaines. Ces formes étant empreintes de scepticisme, la possibilité de mettre fin à l’accord se révèle tout aussi constitutive de ce dernier, car elle implique la reconnaissance d’un ensemble de personnes partageant la même expérience (sceptique) du monde. Le titre de l’œuvre résume ces quatre parcours en montrant leur enchevêtrement : signifiant tantôt « revendication », tantôt « prétention », tantôt « voix », le mot claim invite les lecteurs à interroger le raisonnement philosophique dans toutes ses étapes, y compris dans ses défaillances. L’ambiguïté du terme permet à Cavell d’interroger en même temps les facultés et les limites de la raison lorsqu’elle s’attelle à expliquer nos expériences les plus angoissantes. Puisqu’il n’y aucune solution conceptuelle ou logique à la découverte que la seule certitude possible au sujet de l’existence des autres est qu’il n’y a pas de certitude, il ne reste aux individus qu’à quitter la sphère de la simple connaissance pour aller vers celle de la reconnaissance.

Matilde Manara - postdoctorante de l'ITI Lethica