Publié en 1969, Must We Mean What We Say? est le premier livre de Cavell, mais il contient les prémices de son œuvre à venir. Composé de dix essais aux sujets aussi variés que la musique de John Cage, la pensée de J. L. Austin, le problème de la reconnaissance de l’autre et les tragédies de Shakespeare, il embrasse en effet une grande partie des intérêts de l’auteur. Dans la préface à la traduction française, Sandra Laugier salue Cavell comme l’un des pionniers de l’éthique de l’attention (ethics of care) et identifie l’importance du volume avec sa capacité à poser « dans l’assemblage de thèmes qui le constituent, par leur simple mise en présence et leur articulations internes, une problématique radicale et originale » (p. 7). Must We Mean What We Say ?, continue Laugier, « est le seul ouvrage dans la pensée dite contemporaine qui conduit jusqu’au bout le projet d’une philosophie du langage ordinaire » (p. 8). Or une telle affirmation peut surprendre le lecteur se rapprochant pour la première fois de l’écriture de Cavell : sa prose maniérée, idiosyncratique et obstinément réflexive rend difficile de suivre le déroulement de l’argumentation, si bien qu’on peut se demander si les choix stylistiques de l’auteur ne contredisent pas la thèse portante du volume. Cavell maintient en effet, et c’est l’un des enjeux éthiques centraux de sa réflexion, que le but de la philosophie consiste à ramener les mots à leur usage quotidien. À une analyse plus approfondie de Must We Mean What We Say ? et des autres livres de Cavell, on s’aperçoit toutefois que la question du langage ordinaire n’est jamais réduite à celle, revendiquée par certains interprètes de Wittgenstein, de l’importance de se pencher sur l’usage quotidien des mots au détriment des interrogations sur leur sens absolu. Cette question est plutôt abordée à partir du rapport entre notre sensibilité langagière (à savoir le fait de dire ou de ne pas dire quelque chose dans une situation plutôt que dans une autre) et la critique de la manière dont cette même sensibilité est mobilisée (à savoir le jugement, esthétique et moral, qui accompagne les choses que nous disons et qui nous permet de les reconnaître en tant que significatives). L’essai qui donne son titre au recueil se propose justement d’affronter, à partir d’une approche sceptique qui traverse l’œuvre de Cavell et qui en est aussi l’un des objets d’étude privilégiés, le sentiment que nous éprouvons lorsque nous reconnaissons qu’il y a accord (ou désaccord) entre notre parole et celle des autres individus. Puisque cet accord se stipule au sein du langage, qui le précède et le façonne en même temps, nous ne pouvons en être ni les agents ni les récepteurs passifs. « Les mots viennent à nous de loin, ils étaient là avant que nous y soyons », écrit à ce sujet Cavell dans Sens de Walden : « c’est en eux que nous naissons. Vouloir les dire intentionnellement (meaning them) c’est accepter ce fait quant à leur condition. Découvrir ce qui nous est dit, comme découvrir ce que nous disons, c’est découvrir le lieu précis d’où cela est dit » (p. 71).
L’attention accordée par Cavell à la question du style va donc de pair avec le rôle qu’il attribue à la portée éthique de la philosophie, dont l’objectif est de toujours se demander à quel public elle s’adresse et par quelles formes elle s’exprime. C’est ainsi que, dans le deuxième essai du volume, l’œuvre du dernier Wittgenstein fait l’objet d’une lecture menée à travers le prisme à la fois de la théorie des actes de langage de Austin et de l’autobiographie. En allant à l’encontre de ces critiques qui voient dans les Recherches philosophiques un ensemble de normes utiles au bon emploi du langage, Cavell maintient que ce que Wittgenstein partage avec nous depuis le Tractatus n’est qu’une tentative d’échapper au vertige produit par la conscience de dépendre du langage en tant qu’individu aussi bien qu’en tant que communauté (d’où le fait qu’il puisse, en tant que philosophe, s’exprimer pour tous ceux qui ne le font pas). Mis au centre d’une profonde quoique subtile révolution morale, le doute sceptique coïncide ainsi avec le moment où l’on refuse d’accepter notre finitude en faisant d’elle un objet de spéculation abstraite à réfuter par le biais de ce même langage qui en est en la cause première. Le projet entamé avec Must We Mean What We Say ? ne consiste pas à nier la portée tragique du constat que nos outils pour mieux habiter le monde sont précaires et limités aussi bien par le langage que au langage. Au contraire, Cavell invite à reconnaître une certitude dans le sentiment de cette précarité, et encourage à concevoir l’évitement sceptique comme expérience partagée par tous les individus, et donc comme réponse autant au solipsisme qu’à la solitude.
Matilde Manara - postdoctorante de l'ITI Lethica