Sound systems reggae : naissance, exportation et diversification

Nés dans les ghettos noirs jamaïcains de Kingston durant les années 1950 (Devonish & Jones, 2017, p. 129‑131), les sound systems se définissent par le regroupement d'enceintes, dont les caissons, en bois, sont souvent fabriqués artisanalement et placés par ordre de fréquence, de la plus aiguë en haut, à l’infrabasse en bas. Il était alors répandu que des particuliers possèdent leur propre sound system et que des fêtes de quartier soient organisées de manière libre, démocratisant l'usage de ces sonos, ainsi que la diffusion de nouveaux genres musicaux. Cette pratique s’est construite en opposition avec les boîtes de nuits destinées à un public aisé. L’organisation de ces soirées était, dans un premier temps, à but lucratif : la musique jouée à un niveau sonore élevé permettait d’attirer des individus consommant les produits vendus sur place, principalement de la nourriture, de l’alcool et du cannabis. Bien que les premiers vinyles joués durant ces fêtes en extérieur soient du R&B américain ayant traversé le Golfe du Mexique, cet essor culturel permit également la popularisation d’un courant musical local : la reggae music (ibid : p. 8). Celui-ci se divise en sous-genres tels que le ska, le rocksteady, le roots, la dancehall ou encore le dub, qui émergèrent de manière concomitante à de nouvelles problématiques socio-politiques et technologiques en Jamaïque. La reggae music, diffusée par les sound systems, se fera, avec le temps, une porte-parole de revendications des descendants d’esclaves afro-caraïbéens. De même, elle sera partiellement influencée par mouvement religieux né dans les années 1920 en Jamaïque, issu de la rencontre entre le christianisme, le panafricanisme et l’éthiopianisme (Simpson, 1985, p. 286): le rastafarisme (Bedasse, 2010, p. 971‑972). Nonobstant son lien important avec la spiritualité dans l’imaginaire collectif, les textes de reggae traitent de pléthore de sujets autres que le rastafarisme, tels que l’amour, la violence dans les ghettos, le racisme ou encore le capitalisme.

La culture sound system est née dans un contexte de transition politique, à l'aube de la Guerre Froide et dans un monde où les anciennes colonies revendiquaient leur indépendance, chose que la Jamaïque n'obtiendra qu'en 1962. Ces mutations sociales, terrain propice au développement de nouvelles formes de cultures, se placent dans un contexte d'extrême pauvreté des populations locales subissant alors l’influence d’un contrôle néocolonialiste sur les plans politiques et sociaux (Bonacci, 2013, p. 33‑34). Portée par d’importants flux migratoires initiés par la génération Windrush au sein de ce que Paul Gilroy (1993) conceptualise sous le nom de Black Atlantic, la culture sound system s’est répandue en Europe via une forte diaspora jamaïcaine s’installant au Royaume-Uni (Sullivan, 2014, p. 56‑58). De Kingston à Brixton, elle importa sa culture musicale et par extension son moyen de diffusion, les sound systems, et donna l’opportunité au discours rastafari de trouver un nouvel écho dans les problématiques sociales spécifiques à la migration sur le vieux continent. Un exemple de l’institutionnalisation de la musique afro-caraïbéenne en Angleterre est, comme l’explique Sullivan, la création du carnaval de Notting Hill par Duke Vin (ibid. : p.58-60). Pays cosmopolite par sa position hégémonique au sein du Commonwealth, il vivait une transition culturelle due à son essor technologique post Seconde Guerre Mondiale, ainsi que, dans une certaine mesure, à la diffusion de nouvelles idées libertaires inspirées de diverses contre-cultures. C'est cette mutation globale des mœurs qui a pu pousser la reggae music à dépasser ses racines originelles outre-Atlantique pour transcender les notions de frontières, de civilisations et d'ethnies.

C’est par le rayonnement croisé des cultures anglo-saxonne, martiniquaise et guadeloupéenne que, dans les années 1980, la culture Sound System a commencé à éclore en France pour, de nos jours, avoir une diffusion beaucoup moins confidentielle que ce qu’elle a pu connaître par le passé. De nombreux sound systems ont été fabriqués durant ces dernières années, à l’heure où la reggae music s’exporte du Brésil, au Japon, touchant ainsi des populations qui la diffusent sans pour autant avoir fait l’expérience des problématiques liées à l’afro-descendance. Par conséquent, il convient de noter que cette diversification des pratiquants a induit a fortiori la multiplication des points de vue sur le mouvement. Chaque collectif possédant un sound system a donc sa propre direction artistique, éthique, ses références musicales et son propre matériel donnant une sonorité spécifique.

Dimitri Corraze - étudiant du DU Lethica

 

BIBLIOGRAPHIE

  • Bedasse, M. (2010). Rasta Evolution : The Theology of the Twelve Tribes of Israel. Journal of Black Studies, 40(5), 960‑973.
  • Bonacci, G. (2013). La fabrique du retour en Afrique. Politiques et pratiques de l’appartenance en Jamaïque (1920-1968). Revue européenne des migrations internationales, 29(3), Article 3. doi.org/10.4000/remi.6499
  • Devonish, H., & Jones, B. (2017). Jamaica : A State of Language, Music and Crisis of Nation. Volume !. La Revue Des Musiques Populaires, 13 : 2, Article 13 : 2. doi.org/10.4000/volume.5321
  • Gilroy, P. (1993). The Black Atlantic : Modernity and Double-Consciousness (Reissue edition). Harvard University Press.
  • Simpson, G. E. (1985). Religion and Justice : Some Reflections on the Rastafari Movement. Phylon (1960-), 46(4), 286‑291. doi.org/10.2307/274868
  • Sullivan, P. (2014). Remixology : Tracing the Dub Diaspora (Illustrated édition). Reaktion Books.

Dimitri Corraze a suivi la licence LLCEr Anglais (option études culturelles) de l'Université de Nantes ; il est actuellement en deuxième année du master "Langues et Sociétés" (parcours "Plurilinguisme et interculturalité") à l'Université de Strasbourg, et est inscrit en parallèle dans le Diplôme d'Université Lethica.
Son mémoire traite de la construction des identités collectives et individuelles dans le milieu sound system reggae/dub français. Son approche anthropo-linguistique du sujet implique une méthodologie ethnographique soutenue par des observations participantes, ainsi que des entretiens non-directifs.