Au cours des dernières décennies, dans le cadre de ce qu’on appelle couramment le « capitalisme flexible », l’organisation du travail a subi des changements très profonds. Jusqu’aux années 1980, la conception courante d’une « carrière » était en effet plutôt rigide et ordonnée, et la plupart des travailleurs, une fois leur parcours professionnel entamé, pouvaient s’imaginer suivre une série d’étapes préétablies. Aujourd’hui, en revanche, les travailleurs sont confrontés à un système beaucoup plus imprévisible, qui exige d’eux une grande flexibilité : ils doivent notamment se démontrer capables de s’adapter à l’incertitude, et de réinventer constamment leurs capacités ainsi que leurs objectifs. En lien étroit avec le concept de « vie liquide » élaboré par le sociologue Zygmunt Bauman, Sennett se demande comment cette nouvelle organisation du travail a modifié l’ethos, le caractère des travailleurs, à la fois sur le lieu de travail et plus généralement dans la vie quotidienne. La nouvelle structure du monde du travail a-t-elle eu des répercussions sur notre manière de concevoir notre propre individualité ?
D’après Sennett, le « caractère » est l’ensemble des traits de personnalité qui ne changent pas au fil du temps, en dépit des événements. L’organisation du travail caractéristique du XXe siècle encourageait le développement des traits de personnalité orientés vers la durabilité : elle exigeait des travailleurs fidélité, fiabilité et constance, tout en leur offrant en échange le sentiment d’appartenir à une communauté, d’avoir des liens avec les collègues ainsi qu’avec les entreprises dont ils faisaient partie.
Tout cela est en revanche nié aux travailleurs du capitalisme flexible. La façade idéologique sous laquelle ce changement opère est une dévaluation progressive de la routine et de l’habitude, en faveur d’un changement continu. À partir de l’analyse des deux visions opposées de la valeur morale de la routine qui émergent au XVIIIe siècle, respectivement dans les écrits de Denis Diderot (qui souligne les bienfaits de l’habitude) et d’Adam Smith (qui a en revanche une vision extrêmement pessimiste de la répétition et de l’habitude), Sennett montre qu’aujourd’hui c’est Adam Smith qui l’a emporté. La promesse de l’idéologie de la flexibilité est celle d’une plus grande liberté : dans le nouveau régime l’on pourrait façonner davantage sa propre vie.
Sennett maintient que, pourtant, il n’en est pas ainsi. En bon sociologue, il conduit sa recherche à partir d’une série d’études de cas, et se penche sur des dynamiques de transparence et secret caractéristiques du nouveau capitalisme : la prétendue liberté offerte par l’érosion de la hiérarchie traditionnelle dans les entreprises cache de nouveaux dispositifs de pouvoir et de contrôle, moins transparents, plus difficiles à démasquer et à déchiffrer.
En poussant davantage son analyse, Sennett discute ensuite les conséquences du nouveau système sur l’individu. En dépit de son idéologie qui nous avait promis davantage de liberté, nous nous retrouvons en effet beaucoup plus seuls, dépourvus de liens stables et de sentiment d’appartenance. Une révolution morale serait la conséquence de cette fausse promesse : le capitalisme flexible mène à l’érosion du « moi durable » (p. 37), à l’érosion des liens avec la communauté, à une peur et une méfiance accrues envers l’Autre et l’Étranger, à la honte d’admettre son besoin des autres pour vraiment s’épanouir.
Nicole Siri - Configurations littéraires