Richard Sennett, Ensemble : pour une éthique de la coopération

Together: The Rituals, Pleasures, and Politics of Cooperation, New Haven and London, Yale University Press, 2012 ; traduit de l'anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat, Ensemble : pour une éthique de la coopération, Paris, Albin Michel, 2013.

Pourquoi les hommes et les femmes collaborent-ils entre eux ? De quelle manière se mettent en place et se déroulent des pratiques collaboratives ? Étant donné que la collaboration n’est pas nécessairement moralement vertueuse en soi (il est tout à fait possible de collaborer en poursuivant un but moralement reprochable), où chercher la valeur morale de la collaboration ? En d’autres termes, qu’est-ce qui rend la collaboration éthiquement vertueuse ? Quelles tendances, dans l’esprit de collaboration, faudrait-il encourager ? Telles sont quelques-unes des questions abordées par Richard Sennett dans le deuxième volume de sa trilogie de l’Homo faber, Ensemble : pour une éthique de la coopération.

Insatisfait par les approches normatives qui se limitent à affirmer la valeur morale de la collaboration, Sennett adopte une approche descriptive. En procédant par l’analyse d’une série de pratiques qui font cas (des répétitions des musiciens aux jeux d’enfants), l’auteur mène sa réflexion en concevant la collaboration comme un art qui peut être enseigné, appris et exercé, et il vise à en étudier les mécanismes et le fonctionnement. Comment les pratiques collaboratives se sont-elles formées historiquement ? Sennett retrace leur formalisation à la période moderne : elle serait une des conséquences des divisions religieuses en Europe.

Il interroge ensuite la signification culturelle de la collaboration aujourd’hui, dans un monde de plus en plus compétitif et individualiste. L’auteur analyse ainsi la relation complexe entre coopération et compétition, et revient sur un problème éthique qui est un vrai fil rouge dans ses œuvres, du Travail sans qualités (2000 [1998]) à Bâtir et habiter (2019 [2018]) : depuis les années 1980, maintient Sennett, une révolution morale s’est opérée, et un nouveau type de caractère a émergé. Nous sommes de plus en plus réticents à nous relier aux autres, à nous engager dans un vrai dialogue avec la complexité et la différence.

Dans ce volume à l’argumentation rigidement structurée, Sennett ne parvient pas à une théorie exhaustive de la collaboration : il cherche plutôt, dans un esprit dialogique, à impliquer le lecteur. Tout au long de son ouvrage, il suggère notamment la portée éthique et cognitive de la sympathie (l’art de s’imaginer à la place de quelqu’un dans une situation) et de l’empathie : plus puissante encore que la sympathie, elle consiste à être disponible à l’écoute des expériences des autres, même s’il nous est impossible de nous imaginer à leur place. Le présupposé théorique fondamental des considérations de Sennett sur la sympathie et l’empathie est la pensée de la philosophe Martha Nussbaum à l’égard de laquelle il reconnaît sa dette.

La conclusion du livre reste ouverte. En évoquant le célèbre passage de Montaigne où le moraliste réfléchit sur son rapport avec sa chatte (« Quand je joue avec ma chatte, qui sait si elle ne se sert pas de moi pour passer son temps, plus que je ne me sers d’elle pour passer le mien ? Entre nous, c’est un échange des mêmes simagrées. Si je choisis mon moment pour commencer ou pour refuser, elle aussi choisit le sien. ») pour nous inviter à nous pencher sur les possibilités et les limites de nos relations avec les autres.

Nicole Siri - Configurations littéraires