Dans le troisième volume de sa trilogie de l’Homo faber, Sennett pose les questions suivantes : qu’est-ce qu’une ville ? Quel est le rapport entre la façon dont une ville est bâtie, et la manière dont nous l’habitons ? Si les formes urbaines affectent les modes de vie de leurs habitants, l’urbaniste est confronté à un problème éthique : faut-il seconder les désirs et les intentions des habitants d’une ville, ou bien faut-il les pousser vers d’autres manières de vivre, jugées meilleures d’après les principes éthiques des urbanistes eux-mêmes ? En d’autres termes : les urbanistes devraient-ils se contenter de représenter la société telle qu’elle est, ou bien viser à la changer ?
Le propos théorique d’une éthique de la ville, avancé par Sennett au cours de son livre, a son point de départ dans l’analyse de deux modalités possibles d’opérer dans un laboratoire de recherche. Une expérience scientifique, maintient Sennett, peut être menée de deux manières. La première manière est qualifiée de « fermée » : on formule une hypothèse, on prévoit les résultats attendus, on s’en tient au protocole et, si les résultats diffèrent des attentes, on recherche l’erreur. La deuxième manière de procéder est en revanche caractérisée par une attitude « ouverte ». Bien qu’elle parte évidemment aussi d’une hypothèse et qu’il y ait des résultats attendus, selon cette deuxième modalité la recherche peut se modifier en cours de route, en suivant des pistes inattendues suggérées par les résultats imprévus.
D’après Sennett, les urbanistes devraient s’en tenir à ce deuxième modèle. Au long de son essai, par l’analyse d’une série de formes urbaines et sociales qui ont fait cas au cours de l’histoire (de l’Agora d’Athènes en Grèce antique à la Kantstrasse à Berlin aujourd’hui), Sennett théorise et revendique une « éthique de la modestie » pour la planification des formes urbaines. Les villes doivent être construites lentement, dans un processus constant de critique, d’adaptation, d’autocritique : elles doivent pouvoir s’adapter aux besoins des habitants ainsi qu’aux configurations inattendues de la vie sociale ; elles doivent, en même temps, proposer de nouveaux modes de vie aux citoyens. Enfin, l’urbaniste ne doit pas tomber dans le piège de l’idéal d’un projet complet et totalisant, mais rester capable de refontes : « L’urbaniste devrait être le partenaire du citadin, et non son serviteur, il devrait être un critique de la manière dont les gens vivent, mais aussi un critique de ce qu’il construit lui-même » (p. 30).
Dans une ville ainsi conçue, c’est-à-dire dans une ville ouverte, dont la structure est prête aux adaptations et à l’inattendu, les habitants eux-mêmes se trouvent invités à s’ouvrir aux changements, aux autres, à l’inattendu. Une révolution morale pourrait-elle ainsi venir de l’urbanisme ?
Nicole Siri - Configurations littéraires