Appartenant aux sciences politiques, la notion de raison d’État caractérise une action illégale accomplie en des circonstances exceptionnelles au nom d’impératifs jugés supérieurs par celui qui gouverne, et ce quel que soit le régime à la tête duquel il se trouve. La démocratie de même que la monarchie autorisent en effet de telles initiatives que justifie toujours une situation d’extrême urgence et dont l’enjeu est de maintenir un ordre social immédiatement menacé. Dans le cas d’une guerre ou d’une crise qui met en péril l’existence même d’un pays ou la vie de ceux qui y résident, le chef d’état est conduit à prendre une décision qui certes enfreint le droit en restreignant les libertés individuelles, mais qui du moins assure la cohésion du territoire et la sécurité de la population – avant un retour à l’organisation antérieure dès que les conditions en sont réunies. Surgit toutefois le risque d’un usage excessif voire systématique de ces prérogatives, qui débouchent alors sur un exercice tyrannique du pouvoir d’autant plus pernicieux qu’il se cache derrière un voile de vertu. Aussi est-il souvent difficile d’établir en la matière une distinction nette entre ce qui est légitime et ce qui ne l’est pas. C’est pourquoi la raison d’État donne lieu à des discussions et à des réflexions intenses relatives aux rapports complexes du politique à l’éthique. Selon la lecture développée par Louis Marin (1989) à propos des Considérations sur les coups d’État de Gabriel Naudé (1639), l’opacité qui par essence entoure une telle action s’accompagne in fine et paradoxalement de la compréhension de ses mécanismes, grâce au regard pénétrant d’un philosophe qui a également exercé les fonctions de secrétaire-bibliothécaire auprès du cardinal Bagni à Rome. À partir de la réflexion que formule l’historien et sociologue Marcel Gauchet (1994), Jean-Pierre Cavaillé (1998) souligne toutefois l’ambiguïté consubstantielle à ce qui est ouvertement mis au jour, ne serait-ce qu’à travers le processus de publication compris au sens propre. La question problématique de la transparence et du secret se pose donc ici avec acuité.
Une longue histoire
Le concept de raison d’État s’inscrit dans une histoire européenne de la pensée politique, dont il convient de retracer les grandes lignes afin de mieux saisir le sens de l’expression. Les Italiens Nicolas Machiavel (Le Prince ; voir en particulier le chapitre XVII, « De la cruauté et de la clémence, ou s’il vaut mieux inspirer l’amour ou la crainte ») et Giovanni Botero (De la raison d’État) s’en emparent, avant que les Français Jean Bodin (Six Livres de la République) et Gabriel Naudé (Considérations sur les coups d’État) ne le fassent à leur tour. Dans ce contexte, l’État désigne le pouvoir ainsi que l’espace et la communauté qui en font l’objet. D’autres théoriciens quant à eux préfèrent le terme de république, à entendre au sens étymologique (du latin res publica, littéralement « chose publique »), et qualifient la gestion des affaires collectives dans la mesure où elle implique la domination d’un seul. Mais le mot même d’ « état », compris dans son acception première (« manière d’être fixe et durable », indique le Dictionnaire de l’ancienne langue française de Godefroy), souligne aussi l’importance de la stabilité et de la fermeté pour garantir la puissance d’un État, avec encore une fois les dérives possibles qui en résultent et que Giuseppe Ferrari (1860) résume par une double recommandation : « la douceur contre les forts » et « la terreur contre les faibles » (p. 404).
Friedrich Meinecke (1924) en vient à la conclusion selon laquelle, comme l’explique un traducteur et commentateur récent, « les diverses formes théoriques prises par la raison d’État depuis Machiavel jusqu’au xxe siècle sont les figures d’une lutte principielle entre éthos et kratos » (Descendre dans Botero, p. 34). De là découle la vision schématique d’un pouvoir sinon machiavélique du moins machiavélien (voir Tyrannie) fondé sur l’utilisation de la force brutale et arbitraire – une représentation que nuance l’idée d’une inévitable et relative violence installée au cœur même de l’appareil d’État et de celui qui est à son sommet. « [L’État] passe pour la source unique du “droit” à la violence », écrit Max Weber (p. 119). Cette observation conduit le sociologue protestant à s’interroger sur la possibilité pour l’action politique de se conformer à des lois éthiques. Si l’objectif que se fixe le « chef » est souvent vertueux, les moyens déployés ne le sont en revanche pas toujours (la guerre est parfois l’étape indispensable au rétablissement de la paix). De ce constat se dégage « une opposition profonde entre l’action qui se règle sur la maxime de l’éthique de la conviction (en termes religieux : “le chrétien agit selon la justice, et il s’en remet à Dieu pour le résultat” [référence à Luther]), et celle qui se règle sur la maxime de l’éthique de responsabilité selon laquelle l’on doit assumer les conséquences (prévisibles) de son action » (p. 192). L’idéal serait donc que le pouvoir soit confié à un homme à la fois « chef » et « héros » (p. 206), capable de régner sur un territoire et de diriger ses concitoyens avec un mélange d’audace et de lucidité.
La notion de « coups d’État » chère à Naudé est très éclairante sur le sujet. Ce sont, dit-il, « des actions hardies et extraordinaires que les princes sont contraints d’exécuter aux affaires difficiles et comme désespérées, contre le droit commun, sans garder même aucun ordre ni forme de justice, hasardant l’intérêt du particulier, pour le bien du public » (p. 101). Ces actions ponctuelles exécutées hors du cadre juridique s’expliquent par la nécessaire préservation du corps social et politique, et c’est donc en termes de hiérarchie que les conçoit l’auteur qui, se réclamant de Charron, affirme : « pour faire droit en gros, il est permis de faire tort en détail » (p. 76). Juste Lipse en ses Politiques est également brandi comme un argument d’autorité afin d’expliquer les rouages d’« un conseil fin et artificieux qui s’écarte un peu des lois et de la vertu, pour le bien du roi et du royaume » (p. 87). Les règles d’une telle pratique sont ensuite précisées, qu’il s’agisse de l’art de la dissimulation que le souverain est invité à cultiver ou du choix de conseillers mis dans la confidence et avec la prudence requise. La révélation des ressorts d’une action résolument fondée sur la ruse et le mensonge n’intervient qu’au moment de sa réalisation. La nature incertaine et le caractère volatile du peuple conduisent également selon Naudé à la mise en œuvre d’une stratégie pour laquelle toutes les ressources sont bonnes, à l’instar de la religion et de l’instrument de persuasion qu’elle constitue. Issus de l’Antiquité ou de périodes moins lointaines, les exemples fournis sont autant de preuves qui assoient une argumentation située au confluent de la théorie et de l’historiographie. Orchestré à la suite d’événements déjà terribles par Charles IX en vue de réduire à néant le camp des huguenots, le massacre de la Saint-Barthélémy (1572) fait ainsi figure d’étalon. Non que soit niée la part d’« injustice » et de souffrances « sujettes par conséquent au blâme et à la calomnie » (Naudé, p. 92) ; mais, au regard des impératifs absolus liés au maintien et à l’ordre du royaume, que menacent gravement les guerres civiles, les entorses à la loi sont approuvées voire encouragées.
À l’héritage du machiavélisme se joint celui du tacitisme, qui prône lui-même un rationalisme empreint d’un « libertinage politique » (Thuau, p. 42) construit à rebours des valeurs chrétiennes de mansuétude et d’équité puisque la méthode de gouvernance décrite par l’historien latin, notamment à propos de l’empereur Tibère, repose sur un usage autoritaire du pouvoir et des « intrigues du cabinet » (Thuau, p. 44) qui, dans le contexte de l’Ancien Régime, seuls garantiraient l’efficacité de la monarchie.
L’ensemble de ces préceptes dessine les contours d’une doctrine qui s’exprime sous la forme de « maximes d’État », dont Naudé considère qu’elles sont la version française des italiennes « raisons d’État » ; et de plaider à nouveau en leur faveur : elles « ne peuvent être légitimes par le droit des gens, civil ou naturel ; mais seulement par la considération du bien, et de l’utilité publique, qui passe assez souvent par-dessus celles du particulier » (p. 98).
La tragédie comme le creuset d’une idéologie
Parce que le genre tragique se saisit de sujets inextricablement politiques et personnels, ceux qui incarnent le pouvoir y brandissent volontiers l’argument de la raison d’État pour faire valoir leur autorité à des fins morales ou non. C’est ainsi que Créon, dans le mythe d’Antigone (à de nombreuses reprises porté à la scène), refuse d’offrir à la dépouille de Polynice la digne sépulture réclamée par sa sœur car, aux yeux du roi, la rébellion du jeune homme ne saurait être admise, pas plus que celle de la jeune femme. Par les sévères punitions qu’il leur inflige, le monarque se targue en effet d’être le gardien du droit qui seul permettrait la conservation du corps social. Le sort de l’héroïne, condamnée à mort après une lutte empreinte de courage et de ténacité, l’illustre en montrant le conflit insoluble entre la loi des hommes et celle des dieux, que la protagoniste estime préférable au nom de la soumission du politique à l’éthique. Le recours à la raison d’État et aux coups de force qu’elle implique contrarie ce qu’a d’universel, et donc de plus puissant, un droit humain ancré dans une nature qu’affermit une autorité divine insurpassable. La confrontation des deux personnages imaginée par Robert Garnier (Antigone, ou la Piété, 1580) met ainsi en lumière l’opposition des deux systèmes de valeurs qu’ils représentent respectivement : au défi orgueilleux de la jeune fille (« Je mourrai contre droit pour chose glorieuse ») répond l’intransigeance d’un roi prêt à faire mourir quiconque lui désobéirait, y compris sa propre nièce (« Vous mourrez justement comme une audacieuse ») (Antigone ou la Piété, IV, v. 1864-1865, p. 135).
Quoique l’utilisation du vers sentencieux y soit beaucoup moins fréquente qu’à la Renaissance, les tragédies politiques de l’âge classique, et notamment celles de Corneille, résonnent de « maximes d’État » assimilables au machiavélisme tel qu’il se diffuse tout au long des xvie et xviie siècles. Dès son avis au lecteur, l’auteur de Nicomède (1651) par exemple attire l’attention sur le rôle à cet égard décisif joué par l’ambassadeur Flaminius, soucieux de faire taire toutes les voix dissonantes qui affaibliraient le pouvoir central, la Bithynie, dont le personnage éponyme est l’héritier, étant alors placé sous l’égide de Rome : « Mon principal but a été de peindre la Politique des Romains au-dehors, et comme ils agissaient impérieusement avec les Rois leurs alliés, leurs maximes pour les empêcher de s’accroître, et les soins qu’ils prenaient de traverser leur grandeur quand elle commençait à leur devenir suspecte à force de s’augmenter et de se rendre considérable par de nouvelles conquêtes » (« Au lecteur », éd. Berrégard, p. 1033). À ces déclarations d’intention font écho plusieurs des vers acerbes prononcés par un Nicomède qui ironise sur l’impérialisme romain et son « grand art de régner » (V, 9, v. 1788, p. 1124). à Attale, épris d’une reine étrangère qui n’est autre que la maîtresse de son demi-frère, il reproche d’avoir « oublié les maximes » (I, 2, v. 168, p. 1047) que son éducation curiale lui a pourtant apprises et qui théoriquement le contraignent dans le choix de ses amours. C’est ensuite au tour de la princesse Laodice d’utiliser le terme disant à Flaminius au sujet du roi : « Tout son peuple a des yeux pour voir quel attentat / Font sur le bien public les maximes d’état » (III, 2, v. 849-850, p. 1079). Mais, plus tard, Nicomède confère au mot une connotation méliorative en se référant au modèle d’indépendance et de résistance que représente à ses yeux le général carthaginois : « Trop du grand Hannibal [j’ai] pratiqué les Maximes » (IV, 2, v. 1159, p. 1094). L’anachronisme que commet le dramaturge, compte tenu de la bonne cinquantaine d’années qui sépare les deux personnages historiques, n’enlève rien à la pertinence du raisonnement : une attitude hétérodoxe est la meilleure réponse aux abus de pouvoir et à un autoritarisme contraire à l’éthique la plus élémentaire.
Le concept de raison d’état et l’usage qui en est fait au cours du temps montrent donc qu’il relève à la fois de la philosophie politique et d’un pragmatisme qui conduit à la formulation de conseils pratiques ou à l’examen de cas effectifs. Doté de connotations mélioratives ou péjoratives selon l’angle de vue choisi, le mot implique une approche essentiellement utilitariste du pouvoir qui subordonne les moyens à la fin et les enjeux particuliers aux enjeux collectifs.
Sandrine Berrégard - Configurations littéraires
Bibliographie :
- Bodin, Jean, Six Livres de la République [1576], éd. Mario Turchetti et Nicolas de Araujo, Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque d’histoire de la Renaissance », 2013-2022 (pour les trois premiers livres, les seuls à ce jour à avoir été publiés dans cette nouvelle édition).
Botero, Giovanni, De la raison d’État [De la ragion di stato], 1589-1598, éd. Pierre Benedittini et Romain Descendre, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de philosophie », 2014.
Cavaillé, Jean-Pierre, « Destinations et usages du texte politique », Miroirs de la Raison d’État, Cahiers du Centre de recherches historiques, n° 20, 1998 : https://doi.org/10.4000/ccrh.2539.
Corneille, Pierre, Nicomède [1651], éd. Sandrine Berrégard, p. 989-113 dans Théâtre complet, t. IV, dir. Liliane Picciola, Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque du théâtre français », 2024.
Ferrari, Giuseppe, Histoire de la raison d’état, Paris, Michel Lévy frères, 1860.
Garnier, Robert, Antigone ou la Piété [1580], éd. Jean-Dominique Beaudin, Paris, Classiques Garnier, 2022 [1997].
Gauchet, Marcel, « L’état au miroir de la raison d’État » [1994], p. 205-260 dans La Condition politique, Paris, Gallimard, « Tel », 2005.
Machiavel, Nicolas, Le Prince [Il Principe 1532], éd. Jean Anglade, Paris, Le Livre de poche, 1972.
Naudé, Gabriel, Considérations sur les coups d’État [1639], avec un essai de Louis Marin « Pour une théorie baroque de l’action politique », Paris, les éd. de Paris, « Le temps et l’histoire », 1989.
Meinecke, Friedrich, Die Idee der Staatsräson in der neueren Geschichte, München-Berlin, R. Oldenbourg, 1924.
Thuau, Étienne, Raison d’État et pensée politique à l’époque de Richelieu, Athènes, Presses de l’institut français d’Athènes, 1966.
Weber, Max, Le Savant et le politique, éd. et trad. Catherine Colliot-Thélène, Paris, « La Découverte / Poche », 2003.