Quid de la femme dans la science-fiction ?

Le cas de l’afrofuturisme

Si la littérature se soucie souvent des questions sociales, peu de textes proposent un commentaire aussi éclairant que ne le fait la science-fiction (SF). Ce genre spécifique repose, entre autres, sur l’exploration des progrès scientifiques et techniques et la manière dont ces derniers pourraient influencer le monde économique, politique et culturel. La question de la place des femmes, instrument essentiel à une révolution morale féministe, a ainsi toute sa place dans les récits de SF dont les protagonistes sont pourtant majoritairement masculins.

Ce déséquilibre va en s’affaiblissant à mesure que les mouvements militants féministes gagent en visibilité. Se développent alors des problématiques portant sur le genre et sur l’importance de l’intersectionnalité des luttes. Dans la SF, la voix du personnage féminin est mise en valeur, notamment par le travail d’autrices comme Ursula Le Guin et Joanna Russ[1], et la diversité des représentations est encouragée[2].

Les enjeux de cette diversification sont importants dans le cadre de l’afrofuturisme. Le développement seul de cette tendance littéraire, qui place l’Afrique au cœur des considérations propres à la SF, est déjà le symptôme d’une révolution. Il est donc tout à fait pertinent de lier afrofuturisme et féminisme, soit deux entreprises qui participent, entre autres, à la remise en question des représentations communes. Par ailleurs, si l’objectif de l’afrofuturisme est de brosser un tableau aussi précis que complet des enjeux relatifs à l’Afrique, il est nécessaire d’accorder à la femme noire une place centrale, en vertu de la double discrimination raciste et misogyne dont elle souffre.

Ainsi, le développement de cette intersectionnalité a encouragé l’émergence d’une figure particulière : la « femme puissante ». En premier lieu, considérons ce modèle comme un personnage féminin à qui l’on donne, enfin, le pouvoir de faire entendre sa voix[3]. Dès lors, l’un des premiers critères à prendre en compte est tout simplement la place accordée aux femmes dans le récit. Boyadishi est ainsi la protagoniste du roman de Léonora Miano, Rouge Impératrice. Comme le souligne Irena Wyss, le titre même de l’ouvrage évoque l’image de la « femme puissante », convoquant la « référence à la féminité » et le « pouvoir » [4]. En effet, Boya incarne « cette force féminine, […] cette autre manière de régler les problèmes, de combattre, de vaincre » (Chap. 22). Cette féminité est multiple et l’on peut encore évoquer le personnage de Ndabezitha ou celui de Seshamani. La première est membre du Conseil et possède donc une réelle force politique, tandis que la seconde, une femme à la « force masculine » (Chap. 17), participe à la subversion des conventions sociales genrées. Il s’agit de reconnaître la puissance d’action spécifique des femmes comme des alternatives à la domination masculine.

Il ne suffit pourtant pas d’être femme ou noire pour échapper aux schémas discriminants qui sous-tendent la culture et il convient donc d’interroger plus précisément les modalités d’apparition de ces personnages. En effet, en dépit de l’importance présumée des femmes au sein de Rouge Impératrice, ces dernières participent à la promotion indirecte d’un système patriarcal qui refuse la sororité. Boya et Seshamani sont en compétition pour Ilunga et la « force masculine » de la seconde ne sert finalement qu’à justifier son attirance pour les femmes, une orientation toujours perçue comme une « déviance » (Chap. 10). La subversion échoue et la bicatégorisation du masculin et du féminin reste intacte[5].

Citons encore le roman Demain, une oasis, écrit par Yal Ayerdhal, dont le protagoniste est certes masculin, mais qui met en scène une autre triade de « femmes puissantes ». Dziiya est à la tête d’un groupe d’activistes et possède donc une forme de pouvoir politique. Marika Endvloor est une mercenaire au service de Dziiya et s’approprie ainsi le mode d’action masculin par excellence : la violence. Tatiana Elewsky, chercheuse en mathématiques et en physique, incarne l’excellence académique, un autre terrain traditionnellement masculin. Tous ces personnages possèdent ainsi une force singulière qui renverse les stéréotypes de genre. Notons encore que l’auteur les montre comme des êtres complexes, parfois même vulnérables : leur puissance est associée à leur force d’action, mais aussi à leur caractère et leur capacité à prendre la parole[6].

La question féministe dans l’afrofuturisme est donc en plein essor et met en lumière une diversification des récits et des personnages. A ce titre, la représentation du personnage féminin, et plus particulièrement du personnage féminin noir, s’inscrit dans une dimension politique et sociale qui rappelle l’importance de l’intersectionnalité comme outil d’une révolution morale et littéraire. Pareille révolution ne doit cependant pas être tenue pour acquis et il convient de rester critique face aux ouvrages qui se contenteraient de proposer un récit dénué de véritables questionnements sur le genre, ou qui manqueraient d’exploiter un point de vue innovant[7].

Clara Muller - étudiante du DU Lethica 2022-2023

 

Pour aller plus loin : artistes afroféministes[8]
Nalo Hopkinson
Octavia Butler
Roxane Gay
Yona Harvey
Vita Ayala
Alitha Martinez
Afua Richardson
Tana Ford
Nnedi Okorafor

Cette notice a été rédigée en lien avec le séminaire "L’Afrique au futur. Utopies et dystopies" d'Anthony Mangeon (année universitaire 2022-2023).

[1] Ursula Le Guin explore par exemple le thème de l’identité sexuelle dans La Main gauche de la nuit (1969) et donne la parole à une protagoniste dans Lavinia (2008). Joanna Russ, quant à elle, participe à la subversion du genre avec son roman The Female Man (1975), d’abord traduit en français par L’Autre Moitié de l’homme, mais bientôt réédité sous le titre L’Humanité-Femme. La plupart de ses essais sont rassemblés dans To Write Like a Women: Essays in Feminism and Science-Fiction.

[2] La collection Library of America propose ainsi deux anthologies intitulées The Futur is Female qui compilent plusieurs récits de SF, tous écrits par des femmes.

[3] Sur les enjeux de la parole et de la représentation en littérature, voir Valérie Cossy, Christine Le Quellec Cottier, « Préface », in C. Le Quellec et V. Cossy (dir.), Africana. Figure de femmes et formes de pouvoir, p. 7- 17.

[4] Voir Irena Wyss, « Renouer le dialogue entre les cultures et intégrer les exclus. Femmes et pouvoir chez Léonora Miano. », in C. Le Quellec Cottier et V. Cossy (dir.), Africana. Figures de femmes et formes de pouvoir, p. 78.

[5] Le genre peut être défini comme « un système de bicatégorisation hiérarchisée entre les sexes (hommes/femmes) et entre les valeurs et représentations qui leur sont associées (masculin/féminin). Laure Bereni, Sébastien Chauvin, Alexandre Jaunait et Anne Revillard, Introduction aux études sur le genre, Louvain-la-Neuve, De Boeck, 2012.

[6] On regrette toutefois que ce dernier point soit moins exploité, le récit étant tenu par un narrateur masculin qui sert de médiateur à la parole féminine.

[7] Sur l’importance de la perspective et du point de vue marginal dans la SF, voir Elara Bertho, « Le lien animal : utopies et dystopies de la science-fiction contemporaine », inEtudes littéraires africaines, n° 54, 2022, p. 75-89.

[8] Anthony Mangeon, « Ororo, Dora Milaje, Shuri, Onyesonwu. Sur quelques figures de femmes puissantes africaines, de l’univers Marvel à la fantasy afro-futuriste contemporaine », in C. Le Quellec Cottier et V. Cossy (dir.), Africana. Figures de femmes et formes de pouvoir, p. 39-55.