Peter Sloterdijk, Tu dois changer ta vie : de l’anthropotechnique

Du musst dein Leben ändern. Über Anthropo-technik, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp Verlag, 2009 ; traduit de l'allemand par Olivier Mannoni, Paris, Libella, 2011.

Tu dois changer ta vie entraîne le lecteur dans une réflexion vertigineuse, qui va des pratiques yogiques de l’Inde ancienne à la Scientologie, du parcours de formation envisagé pour les gardiens dans la République de Platon à l’invention de l’anesthésie en 1846, des exercices spirituels des bénédictins au rôle joué par le sport dans les sociétés occidentales à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, pour arriver enfin à formuler ce que l’auteur appelle « une théorie générale de l'exercice ». Le plus grand mérite de cet ouvrage monumental de Peter Sloterdijk est probablement celui-ci : en replaçant le rôle de la répétition au cœur du débat sur les actions humaines, même dans les actions telles que la création artistique, que l’éthique qualifie comme « les plus élevées » (un rôle systématiquement effacé au cours de la modernité : il suffit de penser au mythe romantique du génie, qui théorise la création artistique comme le fruit d’une inspiration momentanée et divine, et non pas comme le résultat d’un long entraînement), il ouvre une nouvelle perspective pour la théorie et l’éthique de l’action.

À la base de la « théorie générale de l’exercice » développée dans cet ouvrage, il y a deux présupposés substantiels : une conception de l’homme comme une créature dont l’existence est constituée « à 99,9% de répétitions dont la plupart sont de nature strictement mécanique » (p. 580), et l’idée du caractère ambivalent de la répétition. Dans le cadre de cette dernière idée — généralement négligée par la réflexion morale moderne, qui se concentre plutôt sur les aspects négatifs de la répétition —, Sloterdijk propose une distinction entre les actions répétitives qui possèdent et emprisonnent l’individu dans les chaînes de l’habitude et de l’abrutissement, et les actions répétitives qui au contraire permettent à l’individu de s’élever et de parvenir à la maîtrise du geste dans n’importe quel domaine.

La tâche éthique la plus importante, celle qui permet d’arriver à mener une vie bonne, devient par conséquent la capacité de distinguer les bons des mauvais exercices, les bonnes des mauvaises répétitions : Sloterdijk définit l’homme comme « une créature vivante condamnée à la distinction des répétitions » (p. 577-78). C’est en remplaçant les mauvaises par de bonnes répétitions que l’on peut arriver à s’élever par ce que l’auteur appelle une « éthique acrobatique » fondée sur la discipline et l’exercice. La différence fondamentale entre les deux types de répétition, dans la théorie de Sloterdijk, ne repose pas dans la nature des actions, mais dans l’attitude des hommes. Les actions répétitives sont qualifiées de « mauvaises » quand elles sont acceptées par les hommes sans y réfléchir, par habitude, et deviennent des automatismes ; elles sont au contraire qualifiées de « bonnes » quand elles font l’objet d’un choix. La distinction éthique est donc ici « la distinction entre une vie dans les chaînes de fer, le plus souvent non perçues, des habitudes involontairement acquises, et une existence au bout de la chaîne éthérée d’une discipline librement acceptée » (p. 579).

Dans une perspective diachronique, Sloterdijk retrace une histoire des formes de l’impératif d’essayer d’améliorer sa vie systématiquement et incessamment (ce qu’il appelle « l'impératif métanoïque » ; le titre de l’ouvrage, Tu dois changer ta vie, qui résume cet impératif, est tiré d’un poème de Rilke, où l’injonction se manifeste au poète lorsqu’il contemple un torse d’Apollon au Louvre). Le philosophe identifie une fracture substantielle entre les exercices des anciens (en cela, les études de Pierre Hadot sur la philosophie comme pratique de vie dans le monde antique, et notamment son livre La Philosophie comme manière de vivre, sont un préalable capital de la réflexion de Sloterdijk) et les exercices des modernes. La révolution morale essentielle de la modernité, d’après le philosophe, serait la « modération des prétentions éthiques » (p. 528), que Sloterdijk appelle aussi la « déverticalisation de l’existence ». D’après sa reconstruction, les exercices des anciens consistaient en des choix de vie totalisants et radicaux, qui deviennent impossibles à la modernité (il date l’avènement de cette révolution au XVe siècle) pour la plupart des individus. Ces choix se trouvent ramenés à la sphère du « fanatisme » (p. 529), connoté négativement.

L’idée de progrès joue un rôle central dans cette reconstruction : dès qu’on commence à concevoir le progrès comme une évolution collective, il en découle que les individus peuvent y participer (et donc s’élever, et mener une bonne vie) par le moyen de modes de vie et d’efforts beaucoup moins radicaux que ceux des ascètes et des philosophes du monde ancien. C’est pour cela que Sloterdijk finit par qualifier l’idée de progrès de « métanoïa à moitié prix » (p. 529) : l’impératif d’améliorer sa propre vie peut être respecté par les individus avec beaucoup moins d’effort dans la modernité, par le moyen de la participation à un processus collectif.

Par le biais de sa théorie générale de l’exercice, Sloterdijk ramène de manière convaincante au même phénomène des actions, des pratiques et des disciplines apparemment disparates — en cela, ses observations, parfois provocatrices, sur l’essence du travail (qu’il considère comme l’une des principales formes modernes de l’exercice) sont particulièrement fécondes pour s’interroger sur le travail dans une perspective existentielle.  L’essai dialogue avec - et rejette en partie - les théories de l’action de la philosophie du XXe siècle, notamment celle proposée par Hannah Arendt dans La Condition de l'homme moderne, qui hiérarchise les types d'action en se basant sur la qualité intrinsèque des actions plutôt que l'attitude intérieure de ceux qui les accomplissent, ou celle de l'ouvrage de Richard Sennett Craftmanship qui dialogue de manière critique avec Arendt.

L’ouvrage de Sloterdijk se termine par l’exhortation à « s’orienter vers l’impossible » : malgré la complexité croissante du système mondial moderne puis contemporain, qui pose davantage d’obstacles pratiques et matériels aux individus qui tentent de choisir des modes de vie « radicaux », seule une attitude et des changements ambitieux peuvent sauver l’humanité de la « Grande Catastrophe » que la crise globale est en train d’amorcer.

Nicole Siri - Configurations littéraires