Peter Sloterdijk, Repenser l’impôt. Pour une éthique du don démocratique

Die nehmende Hand und die gebende Seite, Berlin, Suhrkamp Verlag, 2010 ; traduit de l'allemand par Olivier Mannoni, Paris, Libella, 2012.

Dans cet ouvrage, composé d’un long essai introductif de quatre-vingt-dix pages et d’une section (« Une documentation ») qui contient quatorze entretiens et essais, Peter Sloterdijk revient sur une polémique qui a enflammé les journaux allemands lors de la crise économique de 2009, à partir de son éditorial « La révolution de la main qui donne », publié le 10 juin 2009 dans le Frankfurter Allgemeine Zeitung, dans le cadre de la série « L’avenir du capitalisme ». Le but ? Défendre ses thèses, contestées notamment par Axel Honneth dans un éditorial intitulé « Fatale élucubration en provenance de Karlsruhe », paru en septembre 2009.

Dans cet essai, Sloterdijk dépasse le domaine théorique, pour avancer une véritable proposition opérationnelle, qui se présente comme la conséquence logique de certaines idées qu’il avait développées dans ses essais de philosophie politique, notamment dans Colère et temps : le rejet de la conception de l’homo œconomicus. C’est sur cette représentation des hommes comme des agents rationnels visant à la maximisation de leur utilité dans leurs interactions, que reposent les hypothèses de l’économie classique et post-classique. Le philosophe tente alors de rétablir la science économique à partir de l’éthique nietzschéenne. En effet, dans un passage d’Ainsi parlait Zarathoustra, Nietzsche conteste l’« esprit du remboursement », en arguant que l’idée de « rémunération » (économique et morale) entraîne une dynamique de dettes (économiques) et de culpabilité (morale) qui fait en sorte que la vie de ceux qui en subissent le fardeau reste toujours liée au passé. À l’idée d’échange il faudrait substituer celle de don, que Sloterdijk entend comme un acte spontané et généreux qui n’entraîne aucune obligation de réciprocité de la part du destinataire.

Dans cette perspective, la proposition provocatrice de Sloterdijk consiste à faire du versement des impôts un acte volontaire : non plus un prélèvement forcé que l’État impose aux citoyens, mais un don que les citoyens choisiraient librement de faire à la communauté. Cette réforme devrait se faire progressivement : appliquée dans un premier temps à un faible pourcentage du revenu imposable, elle conduirait, d’après les prédictions de son auteur, à l’établissement d’un cercle vertueux qui finirait par éveiller les consciences et entraîner une vraie révolution morale, résolvant les problèmes du sentiment général de déconnexion entre citoyens et institutions, et de l’impossibilité d’une véritable participation à la vie démocratique. L’essai de Sloterdijk, comme c’était déjà le cas pour Colère et temps, a le mérite d’interroger de manière ambitieuse la nature humaine, l’égoïsme, la solidarité, et le courage de remettre en question des idées trop souvent acceptées sans s’interroger, pour essayer d’envisager une éthique différente, fondée sur une conception plus optimiste de la nature humaine. Cependant, sa proposition opérationnelle s’avère problématique, tant du point de vue philosophique que de celui de la preuve empirique des faits.

Commençons par ce deuxième aspect. Au cœur de son long essai introductif, Sloterdijk avance une prédiction psychologique sur les conséquences de sa proposition : « dès que l’on accorderait aux citoyens la liberté de verser une partie de leur imposition habituelle, fût-ce seulement au début quelques pour cents de leur "dette" fiscale, sous forme de don pour lequel ils pourraient librement choisir un bénéficiaire, ils s’éveilleraient, selon toute probabilité psychologique, de leur léthargie et de leur passivité à l’égard de l’impôt — pour ne pas parler des misérables réflexes d’évitement de l’impôt autour desquels est bâti tout notre système de finances publiques » (p. 48). Or, cette prédiction a malheureusement déjà été démentie sur le plan empirique. L’Italie connaît depuis des années les formes juridiques du « huit pour mille » (créé en 1984 par Bettino Craxi) et du « cinq pour mille » (créé en 2005), qui obligent les citoyens (sur la base de deux mécanismes de distribution différents) à destiner des pourcentages de leurs impôts respectivement à des organisations religieuses et à des associations à but non lucratif engagées dans des enjeux sociaux de leur choix : et pourtant, l’Italie reste à présent le pays européen avec le taux d’évasion fiscale le plus élevé d’Europe, baignant dans une vraie « culture » de l’évasion fiscale (voir le récent essai, Bianco 2022 : « Why it is not a shame to evade tax in Italy »).

Du point de vue philosophique, Sloterdijk rejette les hypothèses anthropologiques qui ont conduit, dans le contexte de la philosophie analytique, à formuler l’éthique de la question fiscale en termes de « dilemme du passager clandestin » – on observe chez la majorité des individus la tendance à préférer la possibilité de jouir des biens publics sans y contribuer économiquement, et pour garantir le bon fonctionnement des biens publics, on envisage des sanctions qui rendent cette préférence désavantageuse. L'auteur propose en retour son « éthique du don » fondée sur l’idée, développée dans Colère et temps, de l'importance des « affects thymotiques » (passions nobles résumées dans le désir de voir sa propre valeur reconnue), affects qui seraient en fait négligés.

L’individu paierait alors son impôt volontairement, heureux de prouver sa valeur et sa dignité devant la communauté ; la preuve de sa valeur est un enjeu intime de l’individu et la reconnaissance d’autrui n’est qu’une conséquence et non le but. Sloterdijk précise encore une fois que sa conception de l’humain est fondamentalement différente de celle de ses critiques : tant qu’il n’y a pas d’accord sur les prémisses fondamentales, aucun accord n’est donc possible sur les solutions pratiques et éthiques à adopter.

Son éthique du don pourrait cependant mettre davantage en question au moins deux aspects. En premier lieu, l’idée non suffisamment explorée dans sa théorisation que le don finit toujours par instaurer un régime de réciprocité, explicitement ou bien implicitement, dans une dynamique complexe de transparence apparente et d’action souterraine et secrète (on pense à l’étude classique de Marcel Mauss Essai sur le don, jamais citée dans Colère et temps ni dans les études recueillies dans Repenser limpôt). Deuxièmement, le fait que, dans le cadre d’un don qu’un citoyen ferait à l’État, ce don-échange se produirait entre un individu et l’entité caractérisée par et fondée sur le monopole de la violence légitime (pour le dire avec Max Weber). Une question se pose forcément : peut-on vraiment envisager, dans le cadre du rapport entre deux entités aussi déséquilibrées du point de vue ontologique et de la force dont ils disposent, la possibilité philosophique et opérationnelle d’un don authentiquement libre et volontaire ?

Nicole Siri - Configurations littéraires