Paul Ricœur, Parcours de la reconnaissance. Trois études

Paris, Stock, 2004.

Élaborée à partir de trois conférences données à Vienne, à l’Institut für die Wissenschaften vom Menschen et au Centre des Archives Husserl, Parcours de la reconnaissance est l’une des dernières œuvres de Ricœur. Dans ce livre, le philosophe se penche sur le sens du mot « reconnaissance » à partir de son propre travail, qu’il parcourt à rebours et relit au prisme de cette notion. Après avoir revisité les différentes acceptions du terme, telles qu’elles sont présentées dans le dictionnaire, Ricœur propose une généalogie de la reconnaissance qu’il divise en trois étapes : il s’intéresse d’abord à la reconnaissance d’un objet (objectivité), puis à la reconnaissance de soi-même (subjectivité) et enfin à la reconnaissance mutuelle (intersubjectivité). « Concernant le vocable reconnaître, qui sert ici de mise à l’épreuve des conceptions lexicographiques », écrit Ricœur, les idées-matrices sont réduites au nombre de trois : « saisir un objet par l’esprit, par la pensée, en reliant entre elles des images, des perceptions qui le concernent [..] ; accepter, tenir pour vrai ; et témoigner par de la gratitude que l’on est redevable envers quelqu’un de quelque chose » (p.32) Reconnaître, précise en somme Ricœur en ouverture à la première partie (« Reconnaissance comme identification »), c’est avant tout distinguer. L’analyse de la manière dont le sujet parvient à maîtriser ses sensations à cet effet traverse la pensée de Descartes et de Kant, pour arriver jusqu’à celles de Husserl et de Merleau-Ponty. Les premiers ont cherché à faire du rapport entre reconnaissance et méconnaissance la preuve de l’existence du temps comme catégorie constitutive a priori de la sensibilité, tandis que les seconds ont réfléchi à la manière dont notre expérience des choses se fonde sur la « foi originaire » (Merleau Ponty) que nous avons dans leur stabilité, et ce malgré les changements auxquels nos sens les soumettent. La fragilité de cette foi, basée sur la promesse de continuité que le monde nous offre et que nous confirmons au quotidien en l’explorant à l’aide de nos sens, permet à Ricœur de basculer du domaine de la spéculation philosophique vers le domaine de l’art et, par-là, de l’éthique. Le deuxième type de reconnaissance (« Reconnaissance de soi-même ») est en effet abordé à partir de l’idée que la fiction puisse faire cas, et nous mettre devant un laboratoire où prendre soin de nous et vivre ensemble. Chez Homère tout comme chez Aristote, Ricœur identifie les premières traces d’une théorie de la reconnaissance de soi. Les auteurs de l’Antiquité, remarque-t-il, ne se sont pas intéressés aux applications de cette théorie dans les domaines de la morale à des fins spéculatives, mais uniquement à des fins pratiques, et c’est cette visée qu’il est nécessaire de récupérer. Lorsque nous cherchons, dans L’Éthique à Nicomaque ou dans les tragédies classiques, des notions abstraites telles que celles de volonté ou de conscience, nous risquons de ne pas voir que ces œuvres se fondent sur « l’intelligence des mœurs » (p. 136) plus que sur celle des concepts, et que le legs dont nous héritons grâce à ces œuvres est avant tout éthique. La capacité d’action qui est implicite dans l’usage de la parole, estime Ricœur, permet de préparer le terrain à une forme de reconnaissance de soi : celle-ci passe tantôt par un pouvoir dire (le sujet parlant s’adresse à un autre sujet et construit ainsi une situation verbale où moment réflexif et moment discursif s’entrecroisent pour composer un dialogue), tantôt par un pouvoir faire (le sujet se reconnaît en tant que cause d’un événement qui a eu lieu dans son environnement social ou physique), tantôt encore par un pouvoir raconter (le sujet se façonne une identité narrative et s’exerce à refigurer ses propres attentes à partir des intrigues engendrées par l’imagination). Cette dernière capacité est la plus significative, car elle nous accompagne, par un détour dans la sphère de la narration, dans notre passage de la sphère de la réflexion vers celle de l’action.

L’enchevêtrement des récits dans des histoires, précise Ricœur, doit être considéré comme la clé de cette capacité de raconter. Action individuelle et action collective, responsabilité et imputabilité se trouvent inscrites dans une dialectique dont les deux synthèses possibles (et complémentaires) sont la mémoire et la promesse. Pôles temporels de la reconnaissance de soi, ces deux expériences se distinguent par le fait d’avoir trait à la dimension linguistique (« je me souviens » et « je te promets » sont deux actes performatifs) et à la dimension morale (la promesse implique un engagement vers le futur, la mémoire implique une fiabilité à l’égard du passé). Ce qui intéresse Ricœur, c’est de réfléchir aux manières dont un événement passé change au moment présent de sa mise en récit et se conserve dans la durée, dépassant le temps de l’individu qui en premier l’a transformé en une intrigue. Voilà que le terrain est prêt pour la réciprocité, à laquelle est consacrée la troisième partie du livre (La reconnaissance mutuelle). Le rapport fiduciaire, qui s’instaure entre le sujet qui promet ou se souvient et la personne qui reçoit la promesse ou la mémoire, conduit au renversement de l’ordre de priorité entre celui qui reconnaît et le bénéficiaire de la reconnaissance : puisqu’un autre compte sur moi et sur la fidélité à ma propre parole, je me dois de répondre à ses attentes. Ricœur cherche à coupler l’idée hégélienne de lutte pour la reconnaissance à ce qu’il appelle « des états de paix » (p. 320). La dernière partie de l’ouvrage aborde justement la question de la reconnaissance mutuelle et du rapport entre droit, liberté et responsabilité, en se penchant sur les travaux de philosophes tels que Hobbes, Hegel, Levinas et Charles Taylor. La volonté de reconnaître les autres est identifiée par certains de ces penseurs comme une réaction à la peur de l’état de nature ou à la gestion préventive des conflits. Toutefois, souligne Ricœur, la reconnaissance mutuelle ne peut pas être réduite à un dispositif de contrôle social : la théorie du don de Marcel Mauss est donc introduite afin d’explorer la possibilité d’une reconnaissance mutuelle qui aurait lieu dans l’espace du rituel (un espace de gratuité et d’affection) et qui se situerait donc en dehors de la sphère utilitaire ou marchande.

Matilde Manara - Configurations littéraires