Même si ce titre résulte d’un jeu de mots fondé sur l’homonymie, notre peauéthique ne s’inscrit pas dans la lignée des traités de poétique d’Aristote ou d’Horace. Comprenant la poétique comme un art de faire (Pl. Soph. 265b), nous ferons ici une analyse peauéthique pour démontrer, comment l’historiographie grecque et la poésie arabe décrivent la peau noire avec un regard éthique neutre, souvent positif, contrairement à des stéréotypes présentant la peau blanche comme innocente, et la peau noire comme diabolique. En Occident en effet, les peaux sombres appartiennent traditionnellement à des figures reléguées à l’écart de l’ordre social : Judas, par exemple, est souvent dépeint comme un traître à la peau et aux lèvres noires, un vrai Satan. Le même constat a longtemps valu pour toute personne qui n’appartenait pas à la bonne société, à l’aristocratie, dotée d’une peau claire et brillante – jusqu’à ce que le bronzage, naturel ou artificiel, devienne à la mode… En Orient cependant, l’opposition noir/rouge est plus répandue, tandis qu’en Europe, le contraste noir/blanc, tel que nous le concevons aujourd’hui existe depuis la Renaissance.
Ce sont donc les constructions sociales qui attribuent des significations positives ou négatives aux couleurs, structurellement neutres. Que disent donc les textes fondateurs à propos de la peau sombre ?
Commençons par la tradition grecque, et en particulier par l’historiographie et le pater historiæ (Cic. De leg. 1.5), Hérodote (Ve s. av. J.-C.), dont le père porte un nom barbare, d’origine carienne. Dans le deuxième livre de ses Histoires, consacré à l’Égypte, il décrit explicitement des individus à la peau mate (e.g. Hdt. 2.32), et les Colchidiens ressemblent manifestement aux Égyptiens, en raison de leur teint foncé et de leurs cheveux bouclés (Hdt. 2.104). L’historien précise, en guise de commentaire, que cette similitude de traits n’est pas absolue, puisque d’autres peuples partagent la même apparence et ne sont pas d’origine égyptienne. Il tente alors de nous convaincre que ce n’est pas leur peau noire qui les distingue, mais leurs coutumes, leur langue et leur mode de vie différent – ce sont ces éléments-ci qui font d’eux des vrais barbares (le trait caractéristique du peuple dans le passage en question est la circoncision). Que l’on accepte ou non que ces remarques soient le fruit d’une autopsie, le terme étant pris de son sens étymologique, à savoir action de voir de ses propres yeux (cf. Bailly), on ne peut nier l’attitude neutre du simple enregistrement, dans cet extrait du moins, de l’apparence des peuples étrangers. Bien sûr, Hérodote s’intéresse à leurs caractéristiques physiques (cf. aussi Hdt. 2.57), mais sa description ne sert pas le récit nationaliste moderne de la supériorité raciale. En outre, d’autres sources confirment ses propos (Aesch. Supp. 719, Pind. Pyth. 4.212), prouvant que dans l’Antiquité la différence de couleur n’avait rien à voir avec une distinction raciale, mais était présentée dans le cadre général d’une théorie des climats : selon cette dernière, les Africains étaient plus foncés à cause de leur peau brûlée par le soleil.
Faisons maintenant un saut dans le temps, donnant la parole aux poètes noirs eux-mêmes. Une métaphore qui prévaut est celle de la peau-manteau, attestée dès le VIe siècle, notamment chez Sulayk ibn al‑Sulaka (Dīwān al-ṣaʻālīk, p. 192) ou chez Ta’abbat̩a Sharran (Dīwān, p. 38). L’idée que la peau n’est qu’un vêtement a également inspiré Suḥaym Abū ʿAbdallah (VIIe s. apr. J.-C.), qui est décrit comme un manteau noir élimé par une femme de sa tribu (Dīwān, p. 25). Il souligne ailleurs que derrière les vêtements, à savoir la peau, se cachent les qualités de chacun (Dīwān, p. 69). Ce topos réapparaît un siècle plus tard chez Nuṣayb ibn Rabāḥ (Dīwān, p. 110), et au Xe siècle, la métaphore est reprise par al-Mutanabbī qui décrit à son tour la noirceur comme un trait extérieur qui se trouve en contraste avec le monde intérieur de l’individu, avec ses mœurs et ses valeurs (Dīwān, p. 506). Ces textes développent une opposition entre l’être et le paraître, la peau (= le paraître) étant d’une importance secondaire par rapport à l’âme (= l’être) de l’homme, indépendamment de la couleur de la première. D’autres passages entendent mettre en valeur les corps noirs : Ghaylān ibn Uqba Dhū al-Rumma (VIIe-VIIIe s. apr. J.-C.) fait ainsi l’éloge des lèvres noires (al-Jāḥiẓ, p. 205), et Abū Nuwās (VIIIe-IXe s. apr. J.-C.) énumère les qualités de la femme idéale, en y incluant des éléments africains (Dīwān, p. 591).
Ces idées se retrouvent dans les vers de Charles Baudelaire, qui, au XIXe siècle, décrit le teint sombre de sa maîtresse, Jeanne Duval, sa Vénus noire, Muse méconnue que le récent film de Régine Abadia (La Femme sans nom), diffusé dans le cadre de l’ITI LETHICA en janvier 2022, a contribué à remettre en valeur.
Efthymia-Maria GEDEON - doctorante, DU LETHICA
Cette notice a été rédigée en lien avec le séminaire « La question noire dans le monde arabe » d'Aya Sakkal, 2022-2023.