Paolo Cirio, Climate Tribunal. Fossil Fuels Industry on Trial

Paolo Cirio Studio, Licence Creative Commons, 2024.

Célèbre pour ses installations polémiques dénonçant les usages idéologiques et politiques de l’intelligence artificielle, l’artiste activiste italien Paolo Cirio mène également, depuis une quinzaine d’années, un important travail de recherche et de création sur les enjeux éthiques et esthétiques du réchauffement climatique. Achevé lors de sa résidence artistique au sein de Lethica, durant l’hiver et le printemps 2023-2024, cet ouvrage en accès libre se présente comme la somme de ses investigations sur les compagnies industrielles spécialisées dans l’exploitation des énergies fossiles (charbon, gaz, pétrole), puis comme la synthèse de ses propositions artistiques et juridiques pour les incriminer et les poursuivre en justice en tant que responsables des évolutions climatiques qui s’accélèrent sous nos yeux.

Divisé en sept chapitres, l’essai s’organise également en trois grands mouvements. Dans une première partie (p. 11-68), l’auteur revient sur les contextes économiques, sociopolitiques, géopolitiques et scientifiques qui ont favorisé le développement des énergies fossiles, mais également permis d’identifier de longue date leur incidence sur le climat et leur responsabilité dans le réchauffement global de notre planète. Constatant que les grandes compagnies pétrolières ont volontairement dissimulé les informations dont elles disposaient, à la suite d’études qu’elles avaient elles-mêmes commanditées sur les conséquences à moyen et long terme de la libération massive de CO2 dans l’atmosphère (pollution, effet de serre, acidification des océans…), Cirio dénonce l’opacité et la culture du secret qui furent entretenues par les groupes industriels, leurs lobbys et certaines institutions directement impliquées dans l’exploitation et la quantification des énergies fossiles (comme l’Organisation des Pays Exportateurs de Pétrole, l’Institut Américain du Pétrole, la Maison blanche, l’Agence internationale de l’énergie, la Coalition globale pour le climat). Il fustige également la frilosité voire l’inertie des chercheurs et des artistes spécialistes de l’environnement, qui se gardent bien de pointer ces responsabilités. Dans cette perspective, il développe une intéressante réflexion éthique sur « l’obligation de rendre des comptes » ou d’être « comptable de ses actes » (accountability), et il déconstruit la sémiotique à l’œuvre derrière des notions comme « Anthropocène », « empreinte carbone », « transition » ou « changement climatique », qui ont tendance à masquer les véritables causes et conséquences du réchauffement en cours. Ce n’est en effet pas l’humanité dans son ensemble, mais une portion restreinte à l’hémisphère nord et aux pays industriels occidentaux qui est à l’origine de la carbonification massive de l’atmosphère terrestre. S’ils sont désormais invités à calculer l’impact de leurs modes de vie et de transport au quotidien, ainsi qu’à multiplier les efforts pour réduire leur consommation d’énergies fossiles, les citoyens culpabilisés autant que responsabilisés n’ont longtemps pas eu le choix de solutions ou d’énergies alternatives, et celles qui leur sont aujourd’hui proposées (véhicules électriques, géothermie, panneaux solaires et photovoltaïques…) sont loin d’être accessibles à tous. Enfin, les initiatives contemporaines pour atténuer le changement climatique, comme la mise en œuvre de budget / stratégie nationale / neutralité / taxe « carbone » restent largement insuffisantes, et surtout n’abordent nullement la question éthique majeure de l’injustice dont pâtissent les victimes humaines et non humaines du dit « changement ».

Climate change is not about the Earth’s climate, it is instead about injustice and the consequential ethics that could help reshape our notion of justice. It is about human conscience in understanding the level of destruction and our felt sense of responsibility. This is a new « Age of Enlightenment » for humans, the only species able to produce and measure in detail such planetary change, and be able to articulate it with such sophisticated means. This intellectual awakening of being aware of such conditions expands ethical justice from focusing solely on human to ecosystems, other species, and the whole planet. From this unique moment for humans, a new ethics can emerge, a new humanism and a new civilization. (p. 34).

C’est afin de précipiter ce qui s’apparente donc à une véritable révolution morale sur la question environnementale que Paolo Cirio expose, dans la deuxième partie de son ouvrage (p. 69-196), la nécessité d’aborder le changement climatique en termes contentieux et judiciaires. S’appuyant sur une discipline nouvelle, la « science des attributions » (attribution science) et notamment sur les travaux de l’institut sur la responsabilité climatique (Climate Accountability Institute) fondé en 2013, Cirio pointe d’abord le rôle colossal joué par certaines nations ou fédérations d’États (les États-Unis, l’Europe des 27, la Chine, la Russie…) dans les émissions annuelles, mais également cumulées (depuis les débuts de la révolution industrielle) et prévisionnelles (jusqu’à l’horizon 2030) de dioxyde de carbone (p. 21). Il apparaît ensuite que 90 compagnies productrices de charbon, gaz, pétrole et ciment sont responsables de 63 % de ces émissions depuis 1854 (p. 45, p. 73). Lorsqu’on s’intéresse enfin aux quatre dernières décennies qui, malgré la création du Groupe intergouvernemental d’experts sur le climat en 1988, ont vu les émissions de gaz à effet de serre augmenter toujours davantage, 70 % de ces dernières sont désormais imputables à 100 compagnies et pays (la liste est fournie p. 75-77). Cirio énonce et développe alors une dizaine de griefs (p. 83-88), étayés par sa chronologie détaillée sur un siècle de recherches, de connaissances scientifiques et d’occultation ou de désinformation institutionnelle et médiatique sur le réchauffement climatique (p. 96-196), qui justifient la mise en accusation judiciaire et la poursuite pénale de ces principaux responsables. À défaut de pouvoir « réparer le climat », dont l’évolution paraît désormais irréversible, l’enjeu est d’obtenir d’importantes indemnités pour œuvrer à la protection de la biodiversité et accompagner l’adaptation des populations humaines les plus vulnérables à un tel changement.

La troisième partie (p. 201-249) présente alors certaines initiatives portées par l’artiste lui-même, comme les sites ClimateClassAction.com, Extinction-Claims.com ou Flooding-NYC-Claims.net, depuis son projet pionnier Drowning NYC où, en 2010, il mêlait déjà faits et fiction pour inciter les habitants de New York, et notamment les plus jeunes, à s’engager en faveur du climat (p. 242-243). Le projet Footprint Justice, soutenu par l’institut thématique interdisciplinaire Lethica et développé au printemps dernier dans les villes de Strasbourg et de Paris, s’inscrit également dans cette perspective où Cirio conjoint habilement démarche éthique et réflexion sur sa pratique artistique pour défendre une « esthétique climatique susceptible de mobiliser les émotions et les processus cognitifs pour améliorer la perception et la compréhension du changement climatique » (p. 202, je traduis).  

Participant d’une double exigence de transparence et de justice, le travail critique et artistique de Paolo Cirio constitue aujourd’hui une référence pour de nombreux activistes, citoyens et chercheurs engagés pour la maîtrise du réchauffement climatique.

Anthony Mangeon - Configurations littéraires