L’ouvrage de Paola Cattani s’ouvre sur un constat irréfutable : la crise profonde vécue par l’Europe occidentale dans la période de l’entre-deux-guerres. Une crise dont l’intelligentsia européenne de l’époque a eu dès le début une perception aiguë, et qui s’est traduite en particulier par une remise en cause générale du principal modèle sociopolitique s’étant graduellement imposé dans le Vieux Continent au cours du XIXe siècle et du début du XXe siècle: à savoir la démocratie libérale, fruit de la féconde combinaison historique du principe libéral des droits individuels et du principe démocratique de la souveraineté populaire.
Ainsi, traiter de la crise de l’Europe dans l’entre-deux-guerres a signifié presque systématiquement, pour les penseurs qui s’y sont intéressés, se demander dans quelle mesure et de quelle manière l’Europe devait être démocratique et libérale, tout en réfléchissant aux limites et aux contradictions théoriques et pratiques inhérentes aux régimes libéraux et démocratiques eux-mêmes, pris dans de multiples tensions structurelles et potentiellement explosives entre universalisme et particularisme, individualisme et collectivisme, ou liberté et égalité.
Ce volume fait le choix original de circonscrire l’étude de la réponse à cette crise à une fraction précise de la classe intellectuelle continentale, soit essentiellement aux lettrés et aux écrivains qui se sont érigés en défenseurs de la démocratie de type libéral. Conscients des fragilités des configurations de la démocratie héritées du XIXe siècle, ils ont tenté de la réformer de l’intérieur sans céder aux sirènes illibérales de droite (les fascismes européens) ou de gauche (socialisme et communisme) qui en appelaient, en raison d’objectifs politiques distincts, à sa liquidation définitive. Il est vrai en effet, comme l’affirme Paola Cattani, qu’il n’existe aucun grand lettré européen (Paul Valéry, Thomas Mann, Benedetto Croce, José Ortega y Gasset, Robert Musil, Stefan Zweig, Johan Huizinga, etc.) qui n’ait pas ressenti entre 1919 et 1941 l’exigence de se consacrer, à côté de sa création littéraire stricto sensu, à une production collatérale ayant expressément pour objet l’idée d’Europe, sous les formes variées et plus occasionnelles de l’essai, de l’article et/ou de l’intervention orale aux congrès internationaux des écrivains (comme la Société des Nations et le PEN Club). À la densité et à l’intensité exceptionnelles de la réflexion autour de l’identité européenne qu’on est en mesure de retrouver dans l’entre-deux-guerres et à laquelle les écrivains ont concouru de façon décisive (ce qui constitue déjà une importante singularité par rapport aux phases historiques précédentes), on doit ajouter, d’après l’autrice, le caractère spécifique de leur contribution. Celle-ci se serait concrétisée non pas sur le terrain de la politique, au sens de l’élaboration d’une théorie et d’une pratique des institutions, mais plutôt dans deux autres domaines qui relèvent plus pertinemment des compétences des lettrés : la sphère linguistico-conceptuelle, relative à l’usage de la langue et à sa relation avec le réel, et celle de l’éthique (en termes aristotéliciens, la recherche de ce qu’est une vie bonne), ayant affaire aux comportements de l’homme-citoyen avec ses principes, valeurs et fins.
Généré par le traumatisme de la Grande Guerre et par la pression des mouvements antilibéraux, le sentiment de la nécessité d’un dépassement du modèle de libéralisme démocratique issu des révolutions bourgeoises des deux siècles précédents, aurait donc incité de nombreux écrivains européens à se rapprocher de la dimension du politique (pourvu qu’on reconduise ce mot à sa vaste acception étymologique de « ce qui a à voir avec la polis »). Plus en détail, ces écrivains travaillent à une mutation radicale de la terminologie politico-morale du champ libéral-démocratique, terminologie considérée comme obsolète et pas suffisamment rigoureuse en comparaison de celle des sciences exactes ; ils sont également convaincus de l’urgence d’une définition commune et progressive d’une éthique minimale propre au champ libéral-démocratique. Il importe de souligner, et Paola Cattani insiste sur cela à plusieurs reprises, que cette marche en direction du politique entreprise par les écrivains mentionnés ne peut être lue au prisme d’une catégorie (cruciale dans l’époque post-dreyfusienne) telle que celle d’« engagement », qui signale notoirement une compénétration étroite des pratiques littéraires et politiques. En revanche, la notion capable d’exprimer au mieux la vision des lettrés de l’entre-deux-guerres partisans du libéralisme démocratique est sûrement celle d’« impolitique » qui, forgée par Thomas Mann, aspirait à proposer une position médiane entre le pôle hyper-politique de l’engagement et celui a-politique de l’idéal de l’art pour l’art, en revendiquant à la fois le droit de l’artiste de s’occuper des contingences de l’actualité et de ne pas renoncer pour autant à l’autonomie de l’art, sérieusement menacé par une politisation envahissante et totalisante dans ce contexte historique.
Cette refonte éthique de l’édifice politico-institutionnel libéral-démocratique que l’autrice illustre au fil des pages serait plus précisément passée, d’abord, par la récupération de la signification morale originelle de l’adjectif « libéral » (à associer au substantif « démocratie »), laquelle historiquement préexiste à l’utilisation contemporaine du même attribut pour désigner un certain ordre économico-politique ; adjectif qui s’identifie depuis l’Antiquité classique à un idéal caractérisé par la générosité, le désintéressement, l’ouverture et la liberté d’esprit. Ensuite, cette refonte serait passée par la conception d’un nouveau dictionnaire linguistico-conceptuel éthicisé et éthicisant adapté aux défis du temps et alternatif à celui du libéralisme traditionnel (duquel il fallait nonobstant sauver le noyau sain), des chauvinismes réactionnaires et des courants idéologiques visant l’égalité substantielle.
À cet égard, les exemples que Paola Cattani porte à l’attention du lecteur sont très éclairants. Il suffit d’en évoquer un, paradigmatique. Contre l’exaltation communiste du collectivisme et la valorisation de l’« individu » typique du libéralisme classique, individu réduit par cette école de pensée au statut abstrait de sujet rationnel mû par ses besoins et poursuivant son « bonheur » comme satisfaction maximale de ses intérêts singuliers (homo œconomicus), les écrivains réformateurs de l’entre-deux-guerres ont opposé les termes de « personne », « personnalisme » et « responsabilité ». Leur intention était de dessiner une société où l’individu n’aurait pas à abdiquer sa fonction d’unité de base de la communauté politique ni la réalisation de sa propre individualité, irréductible à l’homogénéité de l’égalité absolue, tout en reconnaissant la connexion profonde avec l’ensemble social dont il fait partie, la complexité vitale de sa relation avec autrui, de la subsidiarité et du partage.
Malgré son indéniable originalité, Paola Cattani nous montre que le « libéralisme spirituel » ou « moral » qu’on peut dégager des efforts intellectuels de ce groupe d’éminents lettrés du XXe siècle n’est pas sans histoire. Non seulement, mutatis mutandis, du point de vue l’histoire littéraire, il est possible de le relier à la tradition des écrivains moralistes, mais cela préfigure également les suggestions de la plus récente philosophie politique et morale d’orientation libérale-démocratique (par exemple Martha Nussbaum ou Amartya Sen) souhaitant amender l’économisme violent des sociétés néolibérales d’’aujourd’hui, toujours par le biais d’une redécouverte de l’homme en tant qu’être intrinsèquement éthique et politique. Par conséquent, compte tenu des similarités entre le contexte historique de l’entre-deux-guerres et celui de notre monde, tous les deux visiblement marqués par le déclin des démocraties libérales, la voie de la réforme morale tracée par les lettrés européens de la première moitié du XXe siècle, opportunément réactualisée, pourrait représenter un des remèdes envisageables contre la tentation illibérale et autoritaire qui semble gagner de plus en plus nos sociétés.
Giacomo Mangelli – Culture et histoire dans l’espace roman (CHER)