Neige Sinno, Triste Tigre

Paris, Éditions P.O.L, 2023.

TW : Cette notice contient des descriptions explicites de scènes de violences sexuelles imposées à des enfants.

Écrire l’indicible : le récit d’une vie marquée par le traumatisme de l’inceste

Couronné par le prix Femina et par le prix Goncourt des lycéens, Triste Tigre de Neige Sinno est l’un des ouvrages les plus importants de la rentrée littéraire 2023. Dans ce récit, l’autrice s’empare d’un sujet tristement brûlant d’actualité. Violée par son beau-père de ses sept à quatorze ans, elle a gardé pour elle cette expérience traumatisante jusqu’à ce que sa petite sœur atteigne l’âge qu’elle avait quand les violences ont commencé. Accompagnée de sa mère, elle porte alors plainte puis voit son beau-père avouer les faits et être condamné à neuf ans de prison.

Le récit de Neige Sinno semble prendre la forme d’un dialogue entre l’enfant qui a subi ces viols et l’adulte qui se saisit de sa plume pour en témoigner. Pourtant, les premières lignes semblent affirmer le contraire, puisque que l’autrice amorce l’écriture de la section qu’elle intitule « Portrait de mon violeur » de la manière suivante :

Car à moi aussi, ce qui me semble le plus intéressant, c’est ce qui se passe dans la tête du bourreau. […] Être dans une pièce, seul avec un enfant de sept ans, avoir une érection à l’idée de ce que l’on va lui faire. Prononcer les mots qui vont faire que cet enfant s’approche de vous, mettre son sexe en érection dans la bouche de cet enfant, faire en sorte qu’il ouvre grand la bouche. Ça, c’est vrai que c’est fascinant. […] Et le reste, quand c’est fini, se rhabiller, retourner vivre dans la famille comme si de rien n’était. […] Même moi, qui ai vu cela de très près, du plus près qu’on puisse le voir et qui me suis interrogée pendant des années sur le sujet, je ne comprends toujours pas. (p. 9 -10).

Elle tente alors de tirer le portrait de son beau-père, tout en se demandant pourquoi une telle fascination existe pour le bourreau. Néanmoins, même si l’autrice affirme qu’il n’est pas intéressant d’écrire à propos de la victime parce qu’« on peut tous imaginer ce que c’est » (p. 9), ce sera pourtant d’elle dont il sera question, de son vécu, de son histoire. Le traumatisme qu’elle a subi l’accompagnera tout au long de sa vie et ne pourra jamais s’effacer. C’est d’ailleurs pour cela qu’elle affirme ne pas avoir souhaité la condamnation de son beau-père : « Au procès j’ai dit que j’étais contre la prison, que je ne pensais pas que ça l’aiderait en quoi que ce soit d’être enfermé, et que moi ça ne m’aidait pas, ça ajoutait une culpabilité à toutes celles que je portais déjà. J’ai demandé qu’il soit éloigné et condamné à une obligation de soins ». C’est là tout ce qu’elle tente de dire : l’inceste, au lieu d’avoir à être condamné, ne devrait pas exister.

Ce récit traite d’une thématique qui se fait de plus en plus courante dans la littérature ces dernières années mais dans une forme nouvelle et extrêmement travaillée qui aboutit à  la retranscription d’une personnalité fragmentée, structurée par l’horreur des violences subies. Triste Tigre est empreint d’une très forte oralité, qui s’exprime notamment dans la manière qu’a l’autrice d’impliquer directement son lectorat en s’adressant à lui. Cette oralité se traduit également par ce qui semble être une forme d’autoréflexivité : « En relisant ces premières pages, je constate la répétition constante de l’adjectif "bizarre" » (p. 52) écrit Neige Sinno. Quelques pages plus loin, cette réflexion se poursuit : « Je relis le paragraphe précédent et j’ai l’impression qu’il peut être lu avec un ton sarcastique » (p. 65). Cette immédiateté du regard critique sur ce qu’elle vient d’écrire confère à l’autrice une posture de critique littéraire. Elle fait état de sa connaissance de la littérature, elle analyse son propre écrit par le biais de termes littéraires précis tels que « sujet d’énonciation » (p. 73), se glissant alors dans la peau de l’universitaire qu’elle est devenue, comme pour s’éloigner encore un peu plus de l’enfant qu’elle était. À propos de l’usage de la première personne, l’autrice déclare lors de sa prise de parole à l’occasion des Bibliothèques Idéales à Strasbourg : « Cette première personne n’était pas seulement la petite-fille, la victime, la maman qui se fait du souci pour sa fille et tout ça. Je pouvais faire rentrer dans ce "je" d’autres personnalités qui sont les miennes. Je me suis dit : je vais pouvoir utiliser ce va-et-vient entre différentes facettes de moi-même comme on fait dans une fiction, et là ça va me protéger suffisamment pour que je puisse y arriver [à écrire] » (cette conférence a été enregistrée et diffusée dans le podcast Les Couilles sur la table). La littérature apparaît alors comme un moyen de distanciation, comme une manière de prendre du recul, comme si ce vécu était celui d’une autre, elle lui permet également de faire un choix : elle trouve une multitude de raisons qui devraient la pousser à ne pas écrire, pourtant elle écrit quand même. Elle choisit d’écrire. C’est une forme de réappropriation de ce vécu qui prend vie par le biais du récit à la première personne : « J’aimerais pouvoir dire qui est celle qui parle ici, la détacher de moi et en faire un beau sujet d’énonciation » (p. 73).

Pour pallier la difficulté de rapporter l’indicible, le vécu personnel de l’autrice est donc ponctué de références à d’autres œuvres littéraires témoignant de l’inceste. Elle lie son histoire à d’autres, qu’elle cite tout au long de son livre et qu’elle répertorie dans une longue bibliographie. Elle mentionne entre autres Christine Angot et Le Voyage dans l’Est, qui raconte – tout comme la quasi entièreté de son œuvre – l’inceste dont elle a été victime et les traumatismes qui en ont découlé, Toni Morrison et L’œil le plus bleu, qui retrace l’histoire d’une enfant noire dans les années 1940, rejetée par la société et mise enceinte par son père, ainsi que Camille Kouchner et La Familia Grande, qui initie le mouvement #MeTooInceste en révélant les violences sexuelles commises par Olivier Duhamel, son beau-père, sur son frère jumeau. Le titre de son récit est lui-même tiré de la littérature. Il provient du livre de Margaux Fragoso Tiger, Tiger, dans lequel elle raconte avoir été victime, enfant, de violences sexuelles de la part de son voisin. Ce titre est lui-même tiré d’un poème de William Blake The Tyger, que Neige Sinno retranscrit :

Tigre, Tigre, brûlant brillant,

Dans les forêts de la nuit,

Quelle main, quel œil tout-puissant

Fit ta terrible symétrie ?

[…]

Quand les astres eurent baissé leurs armes,

Et trempé le ciel de larmes,

A-t-il souri son forfait accompli ?

Celui qui créa l’agneau t’a-t-il fait aussi ?

Elle affirme que ce poème crée un écho en elle, car il est une succession de questions sans réponses. Selon elle, « le fauve est un prédateur […] d’une effrayante beauté, brûlant et destructeur. C’est une figure prométhéenne, une figure de feu, de mort. Et son insondable violence pose à l’univers une énigme » (p. 187-190). Le fauve représente ici son beau-père et elle-même est l’agneau. Elle se demande alors à quel point elle est similaire à son violeur et si elle n’a été créée que parce que lui l’avait été. Cette dialectique est renforcée par une nouvelle référence littéraire, au Marquis de Sade cette fois, selon qui le bien et le mal proviennent d’une unique et indifférente source de vie.

Faut-il donc affirmer que l’indicible devient exprimable grâce à la littérature ? Neige Sinno l’affirme dès la quatrième de couverture : « J’ai voulu y croire, j’ai voulu rêver que le royaume de la littérature m’accueillerait comme n’importe lequel des orphelins qui y trouvent refuge, mais même à travers l’art, on ne peut pas sortir vainqueur de l’abjection. La littérature ne m’a pas sauvée. Je ne suis pas sauvée. ». Même si elle déclare savoir « qu’il existe bien des expériences pires que celle qu’[elle a] vécue », sa réponse est « non ». La littérature n’a pas réussi à la sauver. Ces paroles peuvent être mises en résonance avec celles du prix Nobel de littérature de 2023, l’écrivain Norvégien Jon Fosse, qui quant à lui, affirme que la littérature peut sauver des vies. L’Académie suédoise dit même des récits de Jon Fosse, qu’ils ont « donné une voix à l’indicible », ce qui recoupe les préoccupations de Neige Sinno.

Les conclusions de l’autrice demeurent néanmoins plus pessimistes : loin de se fier aux vertus thérapeutiques de la littérature, elle craint au contraire d’être mal lue : « Je déteste l’idée que quelqu’un ouvre ce livre et cherche ce qu’on m’a fait exactement, où on m’a mis la bite, et le referme après sans y avoir rien trouvé d’autre que cette bizarre constatation » (p. 96), écrit-elle ainsi. L’idée d’une littérature qui soigne suscite chez l’autrice une véritable répulsion : « Je ne crois pas à l’écriture comme thérapie. Et si ça existait, l’idée de me soigner par le livre me dégoûte » (p. 96). Son ouvrage ne serait selon elle d’aucune utilité : « Je ne suis pas sûre de pouvoir apporter quoi que ce soit aux victimes » (p. 96). Pourtant, ce type de témoignage semble absolument nécessaire pour lutter en faveur d’une libération de la parole autour de l’inceste – un processus amorcé au cours des dernières années mais encore inabouti. Ainsi, selon l’autrice, « notre société n'est pas fondée sur la prohibition de l'inceste mais sur l'interdiction d'en parler »). Sans doute est-il essentiel de rappeler pour finir les chiffres fournis par le rapport de la CIIVISE (Commission Indépendante sur l’Inceste et les Violences Sexuelles faites aux Enfants) du 17 novembre 2023, intitulé « On vous croit », rédigé après trois années d’enquête, :  en France, 160 000 enfants sont victimes de violences sexuelles chaque année, une personne adulte sur dix a été victime de violences sexuelles durant son enfance, ce qui représente 5,4 millions de femmes et d’hommes adultes.

Gaëlle Le Sann et Lou Pugliese, étudiantes du DU Lethica

Notice rédigée dans le cadre du séminaire d'Enrica Zanin : Littérature de l'extrême contemporain.