Qu’est-ce que la justice sociale réunit une série d’articles consacrés par Nancy Fraser au problème de la justice sociale. La lecture que la sociologue donne de ce phénomène fait siens certains présupposés venant de Marx et de l’École de Francfort. Ce qui intéresse Fraser, ce n’est toutefois pas seulement de dénoncer l’existence de rapports sociaux fondés sur la domination ou l’exploitation, mais aussi d’encourager les personnes dominées ou exploitées à rechercher leur émancipation. L’espace public est habité, selon la sociologue, par des « arènes de délibération des groupes en position de subordination, qui obligent en principe à ce que les hypothèses qui ne faisaient l’objet d’aucune contestation soient publiquement débattues » (p. 8). La diversité des groupes qui prennent part à ces débats (et que Fraser appelle des « contre-publics subalternes ») fait que certains modèles utilisés jusqu’ici pour interpréter les revendications collectives sont devenus obsolètes. De nos jours, constate en effet Fraser dans le premier chapitre du livre (« De la redistribution à la reconnaissance »), la reconnaissance de soi comme part d’une collectivité a pris la place des intérêts de classe, et est devenue le moteur pour la mobilisation politique. Il en résulte que « l’injustice fondamentale n’est plus l’exploitation, mais la domination culturelle » (p. 13). Cette nouvelle injustice est d’ordre à la fois économique et symbolique : l’individu qui n’est pas reconnu est en effet exclu d’un système culturel et marchand, qui ne remet pas tant en question son identité que sa participation à la vie sociale. Pour qu’il y ait participation, maintient Fraser dans cet article et dans les suivants, il faut que plusieurs conditions soient réunies : en premier lieu, des conditions objectives liées à la distribution des ressources matérielles auprès de tous les individus. En deuxième lieu, des conditions relationnelles qui se traduisent par l’adoption de modèles ou de principes égalitaires. En troisième lieu, des conditions politiques qui permettent à toutes les personnes touchées par les injustices d’être inscrites dans des procédures équitables. C’est en ce sens que Fraser considère nécessaire de coupler la notion de reconnaissance avec la notion de redistribution, héritée du socialisme.
L’objectif général de Fraser consiste donc à relier ces deux problématiques politiques actuellement disjointes, à partir de l’idée que « ce n’est qu’en intégrant la reconnaissance et la redistribution que nous pourrons parvenir à élaborer le cadre théorique-critique dont notre époque a besoin » (p. 47). Contrairement à l’approche de Honneth, qui voit dans la reconnaissance le moteur pour la réalisation de soi et l’accomplissement d’une vie juste, Fraser interroge ce phénomène par une approche matérialiste, et considère la répartition des ressources et le manque de représentation comme les lieux principaux où s’opère la reconnaissance. Mais puisque l’accès à ces deux formes de participation de la part des individus dépend de relations sociales fondées sur des rapports de domination ou de subordination, c’est en tant qu’injustices qu’elles sont étudiées par la philosophe. Être victime d’un déni de reconnaissance ne consiste pas uniquement à être cible de propos méprisantes ou hostiles, mais être empêché de participer en tant que pair à la vie commune : c’est le cas des femmes reléguées à des représentations domestiques et maternelles, des groupes ethniques, des personnes dont l’identité de genre n’est pas reconnue juridiquement et de toutes celles et ceux qui se confrontent aux secrets du langage institutionnel.
L’injustice qui découle de tels dénis de représentation, d’interprétation et de communication, se manifeste sous différentes formes visant à l’invisibilisation, le dénigrement ou la stéréotypisation du groupe ciblé, et peut même se transformer en mobile de blâme. Ainsi, dans le chapitre intitulé « Penser la justice sociale : question de théorie morale et de théorie de la société », Fraser se dresse contre les théories classiques de la reconnaissance. En posant la question en termes de justice, suggère Fraser, on évite de tomber dans le piège de la psychologisation. Le déni de reconnaissance est dès lors abordé en tant qu’« affaire de manifestations publiques et vérifiables d’obstacles au statut de membres à part entière de la société imposés à certaines personnes, et ces obstacles sont moralement indéfendables » (p. 81). En promouvant une conception égalitaire de la justice, Fraser invite à renouer le rapport entre ce qui est considéré juste d’un point de vue juridique et ce qui est juste car il est voulu par les personnes concernées, en rappelant que la possibilité accordée à certains publics de participer aux choix d’une communauté se fait souvent au détriment d’autres. La défaillance intrinsèque au rapport entre reconnaissance et redistribution devient dès lors un élément nécessaire, car elle garantit l’implication active des citoyens à la correction des injustices produites par l’appareil juridique de l’État. Le problème, souligne l’autrice dans les derniers chapitres du livre, réside dans le fait que les différents publics sociaux se divisent ultérieurement entre faibles et forts : à savoir, entre ces groupes dont les revendications ne débouchent pas sur l’adoption de mesures ou de lois concrètes, et ceux qui sont à même de transformer leurs délibérations en décisions. Dans un système libéral, cette asymétrie est d’autant plus présente que les individus et les mouvements sociaux qui dénoncent les injustices et proposent de nouvelles perspectives pour la solution des inégalités ne sont pas chargés de leur réalisation. En inscrivant sa réflexion dans le sillage de celle, pionnière par son approche pragmatique, menée par Alain Locke sur le pluralisme culturel et les valeurs (notamment en ce qui concerne la reconnaissance des expressions artistiques comme marqueur de la reconnaissance économique et sociale), Fraser dénonce le fait que les personnalités ou les partis censés représenter ces groupes invisibilisés ne sont pas issus du même monde, ni se réclament de la même idée de justice. Les publics faibles sont ainsi cantonnés à la périphérie du débat politique et obligés de trouver d’autres espaces et d’autres langages afin de revendiquer et de voir reconnues leurs instances.
Matilde Manara - Configurations littéraires