Michel Agier, Vivre avec des épouvantails. Le monde, les corps, la peur, Paris, Premier Parallèle, 2020
Vivre avec les épouvantails n’est pas tant un ouvrage sur la pandémie qu’un ouvrage en temps de pandémie. On entend par là qu’il veut rendre compte, en temps (presque) réel, de ce que le surgissement d’un inattendu invisible révèle du (dys)fonctionnement du monde. Il constitue également, selon les termes de l’auteur, une « auto-ethnographie », dans laquelle il revient régulièrement sur sa propre expérience de la « situation », pour en faire le point de départ de réflexions plus larges. L’objet premier en est un sentiment partagé par tous, sur le plan planétaire, la peur, qu’il conviendra d’analyser pour en dire les implications sociales et politiques, mais aussi en suggérer le possible dépassement.
La pandémie est, avant tout, un « fait social » (Marcel Mauss) dont la spécificité est sans doute qu’il touche le monde entier. Tel serait donc un premier constat : la pandémie est une réalité partagée, avec des conséquences très diverses d’un état à l’autre, d’une région à l’autre certes, mais qui – et l’auteur le souligne plusieurs fois – nous a fait brutalement prendre conscience de nos interdépendances, conscience que nos corps s’inscrivent parmi d’autres, dans une forme de « cosmopolitisme forcé » (p. 45). Ce caractère planétaire, le parcours du virus, qui a suivi peu ou prou les routes de la mondialisation, le rappelle également, ce qui rend illusoire les barrières « nationales » qu’on a tenté d’y opposer. Mais par-delà celles-ci, « la pandémie de Covid-19 a tracé ses propres frontières », à commencer par celle des corps biologiques. Or comme le rappelle l’auteur, le corps est toujours social, c’est-à-dire en relation avec d’autres. S’appuyant sur l’école de « l’analyse de réseau » en anthropologie, Agier en vient à la critique sans équivoque de l’absurdité qu’a, selon lui, constitué le fait de fermer les frontières. Ici s’exprimerait une « nostalgie » d’un passé où le cadre national avait une signification. Plus que cela, une telle mesure s’inscrit dans l’instauration d’une biopolitique où se confondent soudain les logiques humanitaires et sécuritaires. Si chacun a perçu la situation comme une privation de liberté, c’est précisément la raison pour laquelle cette confusion appelle une réaction : il revient à chacun, selon l’auteur, de faire la distinction entre le biologique et le social. Parmi toutes les peurs, il en est une « bonne » : « la peur précisément politique de la perte consentie des libertés et de la disparition des autres […] » (p. 50). Une des manifestations visibles de la pandémie, dans ce contexte, ne laisse pas d’intéresser l’anthropologue : la présence des masques. Omniprésents comme objets d’étude pour celui qui s’intéresse au fonctionnement des sociétés humaines, son port, dans les fêtes rituelles ou les manifestations de revendication, traduit une situation d’exception. Or sa présence dans la durée inquiète, car elle montre que l’exception demeure. À l’opposé du masque sanitaire (dont l’auteur ne remet du reste nullement en cause la nécessité), qui quitte sa fonction rituelle traditionnelle pour devenir objet du biopolitique, ou de l’abraço, embrassade/accolade ancrée dans la culture brésilienne que Jair Bolsonaro dévoie en en faisant le moyen de nier la nécessité des gestes barrières, se situent les rites collectifs et personnels qui sont apparus, des habitudes exceptionnelles pourrait-on dire, dont nous ressentons, une fois refermée la parenthèse – apparemment du moins – le manque. Pour autant, la crainte demeure que cette « rétractation physique » (p. 69) qu’ont imposée les mesures prises, accélérant encore l’orientation individualiste du monde, ne laisse perdurer une peur des corps, et notamment une peur des corps étrangers. En lieu et place de cela, la prise de conscience du caractère planétaire de l’événement, mais aussi de la différence des situations, appelle au contraire à un « décentrement anthropologique », une manière de « regarder le monde dans sa multiple existence », de « déseuropéaniser la réalité », attitude que l’on dira éthique, en ce qu’elle nous est proposée comme un choix de vie, en opposition à la force du biopolitique (p. 86). Celui-ci, de fait, d’autres tentent de le dépasser : les initiatives de solidarité, d’entre-aide commune dans les espaces défavorisés du Brésil par exemple sont autant de manifestations d’une « politique de la cité » (p. 88) qui, par son activité, s’oppose au pouvoir, chargé théoriquement de défendre la « vie nue », mais tout aussi détenteur de la possibilité de ne pas le faire, un droit de vie ou de mort donc, un droit au tri dirait-on. Cette solidarité contre et à la place de l’État n’est pas sans rappeler d’autres situations d’exception pérennisée. Si dans le camp de Moira, face à l’inaction de l’État, les migrants ont créé leur propre système de surveillance du respect des gestes barrières, les solidarités quotidiennes (qu’on pourrait dire horizontales) dans la précarité sociale à la périphérie des grandes villes, par delà la période de la pandémie, apportent la preuve que défavorisés et exclus ne sont pas les seuls « objets » de l’aide humanitaire, mais bien des sujets – ce qu’Agier a notamment montré ailleurs, à partir de travaux réalisés dans les camps (« Penser le sujet, observer la frontière », L’Homme, 203-204/2012, p. 51-75).
Face à l’agitation du monde, vécue différemment ici et là, il s’agit donc de distinguer les peurs et l’usage (politique) des peurs, une superposition qui n’a rien de nouveau. L’anthropologue rappelle que les « peurs cosmiques », peurs fondamentales et collectives que cause le sentiment d’impuissance face à la nature, ont toujours été instrumentalisées par le pouvoir (religieux, puis politique) pour justifier son existence. Mais il rappelle également, en renvoyant à la lecture du personnage de Pantagruel par Mikhaïl Bakhtine ou aux fêtes carnavalesques, que la culture populaire a été en mesure de donner des formes à la peur, par un comique grotesque et parodique dont le personnage de l’épouvantail pourrait constituer la forme générique. Ailleurs, sur la côte pacifique colombienne, la tunda, esprit de la forêt et de la mangrove, en volant les enfants ou le sexe des hommes selon la croyance (p. 122), protège les hommes en les éloignant des forces menaçantes de l’environnement ; réapparaissant dans d’autres contextes, urbains, elle continue de conjurer les peurs en leur donnant une forme, dans un imaginaire libératoire. Dans nos sociétés où se côtoient les peurs cosmiques, les peurs existentielles (de la mort, de la maladie) et les peurs sociales, qui peuvent tout aussi bien être le produit de l’instrumentalisation politique des précédentes que les peurs partagées du déclassement, de la violence etc., il convient donc, pour éviter le piège des pensées de l’effondrement inéluctable ou du déni, d’inventer des « place[s] où loger la peur » (p. 114), d’inventer d’autres récits critiques et politiques en ce sens qu’ils s’opposent aux usages politico-médiatiques de la peur. Il s’agit de vivre avec ces nouveaux épouvantails, dont l’auteur, ne quittant pas le terrain de l’anthropologie, ne dit pas, du moins ici, quelles peuvent être la forme.
Emmanuel Béhague - Professeur au Département d’études allemandes