Vie bonne et vieillissement sont-ils compatibles ? La réponse de Martine Boyer-Weimann.
Vieillir, ce n’est pas être vieux. Le livre de Martine Boyer-Weimann, au titre si durassien, distingue soigneusement le processus du vieillissement (le « vieillir »), et l’état de vieillesse auquel la personne âgée est assignée, toujours par les autres. Il différencie les étapes de ce processus, jusqu’au moment où vieillir devient « un boulot à plein temps » comme le dit avec humour Benoîte Groult dans son récit La Touche étoile (Grasset, 2006, p. 20, cité p. 95).
Cet essai peut se rattacher à la thématique transparence et secret de Lethica, par l’accent mis sur l’invisibilisation de la vieillesse, un tabou pourfendu par Simone de Beauvoir dans le livre qu’elle a conçu comme pendant au Deuxième sexe, sans qu’il en connaisse la postérité glorieuse, et qui s’intitule sobrement La Vieillesse (1970). Deux contemporains de Beauvoir, situés dans la mouvance existentialiste, Jean Améry (Du vieillissement. Révolte et résignation, 1968) et André Gorz (Le vieillissement, 1964) se sont, eux aussi, emparés de la question, dans une démarche identique de dévoilement, ce qui constitue ces années 1960-1970 comme un seuil dans l’appréhension, par les philosophes et les intellectuels, de la vieillesse et du vieillissement.
L’éthique comme discipline n’est pas convoquée à proprement parler dans l’essai de Martine Boyer-Weinmann, qui propose plutôt une déambulation à la fois académique et très poétiquement écrite dans un vaste corpus littéraire. L’autrice a d’ailleurs publié en 2023 un récit littéraire et documentaire Le Siècle d’Irène (Champ Vallon, 2023), où elle fait la part belle au vieillissement de son héroïne, Irène M., une Allemande intrépide qui a parcouru le monde et vécu cent ans, entre 1921 et 2021.
Martine Boyer-Weimann fait dialoguer les sciences humaines — surtout la philosophie – et la littérature pour atteindre, selon le programme énoncé par son sous-titre, une anthropologie littéraire de l’âge. Le sujet est particulièrement complexe à cerner, et renvoie à l’identité, la culture, la société et une phénoménologie particulière :
Qu'est-ce donc qu'un homme ou une femme de 60, 70, 90 ans aujourd'hui, [se demande l’autrice], puisque, sans se limiter à un critère purement générationnel ou sexuel, la question du vieillissement superpose de plus en plus difficilement une assignation extérieure à devenir ce que l'on devrait paraître et une perception intérieure de continuité ou d'altération diffuse, sur fond contradictoire d’euphémisation ou de dramatisation du discours social ? (p. 15)
L’on sait gré à Martine Boyer-Weimann de prendre la question à bras le corps, en s’aventurant sur un terrain peu exploré par la critique littéraire, et en mettant à l’honneur des auteurs qui sont rarement convoqués.
Comment vieillit-on et surtout est-il possible de bien vieillir ? On retient d’emblée que la littérature et les arts offrent sur le vieillissement une perspective très différente de celle de la médecine. Foin des misères du corps ! L’essai associe le vieillissement à l’activité créatrice, au surcroît de vie et de sensations, à l’humour ou à la « reverdie » plus qu’aux maladies du corps et de l’esprit, même si celles-ci ne sont pas ignorées, notamment la maladie d’Alzheimer qui fascine les écrivains, d’Annie Ernaux à Olivia Rosenthal.
Cette reverdie, présentée comme un « phénomène à la fois organique et psychologique de rajeunissement soudain vécu par les personnes vieillissantes comme l'embellie printanière du processus de sénescence » (p. 43), Martine Boyer-Weimann la repère chez de nombreux auteurs, et surtout autrices, comme Colette ou encore George Sand, qui présente dans son Journal intime le cap de ses soixante-dix ans comme l’entrée dans un véritable âge d’or.
La restitution de l’expérience de la vieillesse se heurte toutefois à ce que Beauvoir et les existentialistes nommaient : l’irréalisable, point de départ de l’essai. Cette notion renvoie à « ce à quoi je n’assiste pas pour moi-même » (p. 13) ; comme la mort, la vieillesse est en effet donnée par autrui, « impossible à vivre de notre vivant même » (p. 62). Ou pour le dire avec l’autrice du Deuxième sexe : « La vieillesse est un au-delà de ma vie dont je ne peux avoir aucune expérience intérieure » (Beauvoir, citée p. 63). Or, la littérature propose justement des récits d’expériences du vieillissement, narrés par les écrivains à leur propre sujet ou celui de leurs proches. L’irréalisable devient ainsi un « réalisé en littérature » (p. 27).
Notons tout d’abord que l’expérience du vieillissement n’a pas toujours à voir avec l’âge : l’introduction et la première partie (« I. Se connaître un âge. Le moment Beauvoir ») évoquent ainsi malicieusement des impressions de très jeunes femmes, à commencer par Duras, qui s’est vu vieillir à l’âge de dix-huit ans.
L’essai focalise son attention sur des récits et textes autobiographiques écrits par des femmes françaises, mais sans se limiter dogmatiquement à un tel corpus : Elle évoque les romans de Régine Detambel, Nuala O’Faolain, ou l’objet littéraire hybride d’Olivia Rosenthal (On n’est pas là pour disparaître, 2007). Par ailleurs, Martine Boyer-Weimann ne se prive pas de convoquer de nombreux auteurs, de Pierre Pachet à André Gide, en passant par Serge Doubrovsky, Gaston Bachelard ou la production diariste du grand banquier Jean-Yves Haberer, publiée sous pseudonyme (Antoine Vivaud, Senesco, 1987-2004, journal d’un vieillissement, 2006). Mais les autrices qui concentrent l’essentiel de son analyse sont, par ordre d’importance, Simone de Beauvoir, Hélène Cixous, Annie Ernaux, Régine Detambel et Dominique Rolin.
Avec Beauvoir et Ernaux, Martine Boyer-Weimann met en évidence la « maturescence », cette seconde adolescence qui surgit au moment de la maturité (Beauvoir, Les Mandarins, 1954 ; Ernaux, Passion simple, 1992). La deuxième partie de l’essai, intitulée « La confusion des âges », porte précisément son attention, non pas sur le grand âge, mais sur le « méridien des femmes » où s’observe une telle confusion. Qu’est-ce qu’une femme mûre aujourd'hui ? se demande la critique (p. 90) observant le traitement de cette crise de la maturité chez Nuala O’Faolain. Socialement et sexuellement invisible, la femme est exclue d’une forme de sociabilité, tandis que se pose pour elle la question du « dernier homme » … et que la littérature des XXe et XXIe siècles donne accès à un « démon de midi » typiquement féminin jusque-là peu représenté.
Plusieurs définitions du vieillir parsèment le livre au gré des autrices étudiées : pour la jeune Beauvoir, vieillir « c'est devoir choisir un possible contre un autre », en quittant « l’omnitude des possibles » selon la formule de Georges Bataille (citée p. 46). Plus tard, quand elle écrira Une mort très douce, à propos des dernières semaines de la vie de sa mère, Beauvoir montrera combien le vieillissement (mais surtout la maladie) ont transformé sa mère, lui permettant d’accéder à une authenticité qu’elle n’avait jusque-là pas connue en raison de son éducation bourgeoise et religieuse et de sa soumission à un mari autoritaire.
Régine Detambel dépeint, à travers la reverdie de ses personnages (« III. D’âge en âge : épiphanies, trous noirs et reverdies ») le bonheur de vieillir, au sein d’une vie heureuse, bien que celle du grand âge corresponde toujours à une « rétractation des possibles » (p. 136), par exemple dans Noces de chêne (1991). La vieillesse apparaît aussi comme un concentré des âges antérieurs et « [l]a mort survient quand la naissance s’arrête » (Le Syndrome de Diogène, p. 321, cité p. 139).
Enfin, la quatrième partie traite des « athlètes de l’âge », ces centenaires si justement nommés, tels la mère d’Hélène Cixous, Ève Klein, qui a vécu jusqu’à cent trois ans (1910-2013), et l’écrivaine Dominique Rolin qui a vécu jusqu’à 99 ans.
Dans un cycle d’une quinzaine de livres, depuis Onasbrück (1999) jusqu’à Homère est morte (2014), Hélène Cixous a chanté sa mère, éclairant sa vieillesse, sa vie et ses relations avec elle, par des jeux de rôles, des jeux de langage truculents, entre disputes et concorde, rendant compte de l’idiolecte bigarré de « Maman », où l’allemand, qui resurgit de plus en plus nettement au fil des années, se mêle à un français lui-même mâtiné d’espagnol ou de yiddish. On sent l’essayiste particulièrement en phase avec l’écriture d’Hélène Cixous qui infuse sa prose critique. La vieillesse de sa mère fait entrer Hélène Cixous dans la sienne : elle a soixante-deux ans à la parution d’Onasbrück et en aura quatre-vingt-un à celle d’Homère est morte. Pendant ce temps, l’écrivaine assiste à l’inquiétante transformation de Maman, dont la peau, abîmée par une maladie, doit être ointe tous les jours par elle. On note d’ailleurs que le thème de la peau, vieillie et vieillissante, présent chez Jean Améry, comme chez Régine Detambel (ancienne kinésithérapeute) est un motif récurrent de l’essai de Martine Boyer-Weimann, qui s’inspire du livre Le Moi-peau du psychanalyste Didier Anzieu (1985).
La liberté du grand âge, la lucidité critique et joueuse de cette très vieille femme qui se définit avec humour comme « Vieille femme encore humain » (sic), la vis comica propre à l’écriture dramatique d’Hélène Cixous apportent au récit une dimension jubilatoire tout à fait inattendue, mais ô combien appropriée, à l’évocation de la grande vieillesse.
Ce livre témoigne-t-il d’une révolution morale dans la façon d’aborder la vieillesse ? Je n’en suis pas certaine, même si une telle révolution est assurément souhaitable. La même maltraitance et une invisibilisation similaire à celles décrites par Beauvoir en 1970 sévissent aujourd’hui (Les Fossoyeurs de Victor Castanet). Pour le sujet âgé domine sans doute toujours ces sentiments de pétrification sous le regard d’autrui et d’étrangeté à soi-même décrits par Améry (cité p. 73) et cette « désentification violente » qu’il décèle chez l’autre à son égard (p. 13).
L’essai de Martine Boyer-Weimann s’inscrit dans une tradition, convoquée explicitement dans le texte, d’écriture de la vieillesse heureuse, de la belle vieillesse, de la vieillesse « ardente » (comme dirait Roger Dadoun, dans le Manifeste pour une vieillesse ardente, Paris, Zulma, 2005), d’une vieillesse vue sous l’angle d’une énergie et d’une vitalité insoupçonnées. Même la maladie d’Alzheimer apparaît sous un jour positif, comme recours et solution au mauvais vieillir (p. 221). Martine Boyer-Weimann a indéniablement gagné son pari de ne pas « attrister » son lecteur ou sa lectrice (p. 30) et quand bien même un tel ouvrage obligerait ceux-ci à anticiper leur propre vieillissement, il s’apparente à un viatique roboratif et plutôt rassurant, confirmant la puissance revigorante de la littérature à offrir un nouveau regard sur l’intelligence, la joie et la douceur du vieillir.
Corinne Grenouillet - Configurations littéraires
Écouter la conférence de Martine Boyer-Weimann, lors de l’école d’automne Représenter les vieillesses (cinéma, littérature, théâtre, histoire de l’art) des 26-28 septembre 2023 :
« "Je veille sur une enfant de quatre-vingt-onze ans" : Récits d'apprivoisement »